Instruction en cours sur la justice antiterroriste


http://info.club-corsica.com/index.php?art=66soc001

Par Antoine Albertini
Instruction en cours sur la justice antiterroriste

Détentions qui n'ont plus rien de provisoire, procédures abusives, les critiques adressées à la justice antiterroriste offrent la mesure des difficultés rencontrées par les juges spécialisés pour instruire les dizaines de cas de l'épineux dossier corse. Entre mythes et réalités, état des lieux d'une institution « exceptionnelle ». Dans tous les sens du terme

En 1996 : 19 dossiers d'assassinats survenus pendant la guerre fratricide entre nationalistes « remontent » à Paris après avoir été ouverts à Bastia et Ajaccio. Les magistrats instructeurs locaux refusent de se dessaisir dans 15 d'entre eux. Dix ans après la décision de centraliser l'instruction et la poursuite des dossiers terroristes, la première mise en cause des pratiques de l'« anti-té » n'émane pas d'avocats mais bien de magistrats. Et elle est éminemment politique. En cause, la décision de la Chancellerie de transférer à Paris des dossiers dont l'instruction est considérée « en panne ». Les juges en poste en Corse y voient une autre explication : le gouvernement, en pleine phase de négociations « post-Tralonca » veut ménager les nationalistes.
L'épisode marquera durablement les relations entre magistrats locaux et pôle anti-terroriste. Il aura aussi des conséquences pratiques à travers une meilleure définition des critères de saisine entre Paris et la Corse : désormais, tout attentat revendiqué ou ayant visé des bâtiments publics sera traité « au pôle ».
Ce prélude sera toutefois suivi de nombreux autres épisodes, qui illustrent tous les difficultés soulevées par la question antiterroriste. Question d' « egos surdimensionnés » des magistrats spécialisés, comme le suggère le rapport d'enquête parlementaire de novembre 1999 ? Question de procédures d'exception », ainsi que se plaisent à le souligner les avocats de la défense ? Un peu de tout cela à la fois. Question, aussi, de la complexité et de la nature très particulière des dossiers corses. Et de l'importance que leur traitement judiciaire revêt dans une démocratie.
L'antiterrorisme, c'est d'abord une histoire de juges, nourrie d'espoirs communs et de sourdes luttes d'influence, de préséances à respecter et de travail partagé. D'inimitiés, aussi. Comme celle qui oppose Jean-Louis Bruguière et Gilbert Thiel depuis l'arrivée de ce dernier au pôle antiterroriste, en septembre 1995. Si elle n'a jamais atteint l'intensité décrite par les médias, elle n'en demeure pas moins aussi réelle que ses conséquences pendant l'enquête sur l'assassinat du préfet Claude Erignac. Chargé d'instruire l'attaque de la gendarmerie de Pietrosella, premier acte de l'assassinat, Gilbert Thiel est tenu à l'écart de la procédure principale. Bruguière s'appuie sur les policiers de la Division nationale antiterroriste, Thiel leur préfère le SRPJ d'Ajaccio et la gendarmerie, avant de se brouiller avec des pandores jugés peu efficaces. Autant de services qui finissent par se livrer une invraisemblable « guerre des polices ». Fin 1998, l'épisode de la fuite du « rapport Marion » en direction de la presse - des extraits sont publiés dans les colonnes de l'Est républicain, quotidien lorrain au sein duquel Gilbert Thiel compte une connaissance - finit par mettre le feu aux poudres. A la demande de Jean-Louis Bruguière, une information judiciaire est ouverte pour « violation et recel du secret de l'instruction ». Thiel proteste encore aujourd'hui de son innocence, confirmée par le journaliste Laïd Sammari.
La famille Erignac s'en émeut et réclame : « que les serviteurs [de l'État] oublient leurs querelles, rassemblent tous les moyens dont ils disposent et unissent leurs efforts dans un même but : trouver les assassins ». Le malaise est d'autant plus grand que les premières critiques se font jour sur le caractère répressif de l'action des magistrats. Pour la seule année 1998, 349 personnes sont interpellées et 618 auditionnées en marge de l'enquête Erignac. D'anciens militants nationalistes, sans aucune activité politique depuis plusieurs années, se retrouvent en prison pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. En dépit des réserves exprimées par plusieurs enquêteurs, la « piste agricole » fournit son lot de détentions provisoires : Marcel Lorenzoni ou Mathieu Filidori retrouvent les cellules qu'ils occupaient vingt ans auparavant.
« La main lourde des magistrats antiterroristes en matière de détention provisoire », dixit un avocat ajaccien, concentre aujourd'hui encore la critique adressée à l'encontre de procédures exceptionnelles. « On détourne la détention provisoire pour en faire une pré-peine », s'indigne Maître Alexandre Albin. L'un de ses clients, Jean-François Ramoin-Luciani, attend depuis le 27 novembre 2000 d'être jugé pour le double attentat d'Ajaccio, commis un an plus tôt [voir notre article page 19]. « A part une simple notification de conclusions d'expertise en mai 2002, son dernier interrogatoire au fond remonte à la fin 2001 », soupire Me Albin.
Les magistrats se défendent. Manque de moyens, nécessité de garder les mis en examen à la disposition de la justice, autant d'arguments difficilement attaquables sur le plan juridique. « Sauf que la chambre de l'instruction, qui devrait normalement veiller à ce que la détention reste justifiée, ne prend plus le moindre risque » assure un avocat. Et de citer un véritable « désaveu de l'instruction » à l'occasion du récent procès Defenzo, qui a vu quatre des neuf accusés quitter libres la salle d'audience après leur acquittement.
Ces préoccupations ne sont pas étrangères aux juges. Eux-mêmes s'interrogent sur les nécessaires limites de leur action. Le 12 janvier dernier, dans une allocution prononcée au cours de l'audience de rentrée solennelle du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Louis Bruguière fait observer que « s'il existe désormais un consensus pour ne pas céder au terrorisme, dégager une réponse (.) à la fois efficace et protectrice des libertés individuelles, s'avère un exercice des plus difficiles. »
Mais face à la gravité des atteintes à l'ordre public, la machine judiciaire ne s'en montre pas moins ferme. En 2004, 41 personnes ont été mises en examen dans le cadre d'affaires liées au nationalisme corse. Elles étaient 16 en 2001, 25 en 2002 et 29 en 2003 : une augmentation de 256 % sur la période ! Pour nombre d'entre elles, le problème réside autant dans leur mise en détention provisoire presque automatique que dans la perspective quasi-assurée de se voir infliger de - très - lourdes peines, à l'instar de Gérard Cianelli et Hervé Santelli, condamnés le 11 février dernier à dix et huit ans de prison pour une tentative d'attentat.
Une réponse judiciaire proportionnée ? Voire. Déjà, certains avocats du dossier « DDE - URSSAF » craignent le procès le plus « répressif depuis celui du commando Erignac ».
Les magistrats en poste en Corse se félicitent quant à eux du professionnalisme de leurs homologues « antiterroristes ». « Des gens solides, qui bénéficient d'une très grande expérience et d'un réseau d'informations que nous n'avons pas », soutient l'un d'eux, qui remarque insidieusement que « la lecture d'une note de synthèse ne remplacera jamais le ressenti d'une ambiance, ou une discussion le dimanche matin sur la Place Saint-Nicolas ».
Comment concilier centralisation de l'instruction et des poursuites à Paris et travail des magistrats sur le terrain ? « En créant des antennes locales de lutte antiterroriste », avance Patrick Lalande, Procureur général près la Cour d'appel Bastia. Cet ancien patron du parquet antiterroriste de janvier 1990 à novembre 1995 avoue que cette précédente expérience s'est révélée très bénéfique « dans le travail accompli tous les jours en Corse » tout en souhaitant que « la justice spécialisée ne soit pas coupée de l'institution et entretienne des relations plus étroite avec les magistrats locaux. »
Un avis partagé par Francis Battut, ancien procureur de Bastia et, lui aussi, ex-magistrat à la « XIVème section » du parquet de Paris. « Même si statutairement, nous n'avons que peu de relations à avoir avec les juges d'instruction », estime-t-il. En poste en Corse durant quatre ans, son seul souvenir partagé avec les juges antiterroristes, « c'est une bière Pietra sirotée avec Gilbert Thiel et Laurence Le Vert dans un bureau du Palais de Justice. » « De toute façon, poursuit-il, lorsque l'on occupe la fonction de procureur en Corse, celle-ci est d'ordre général, et on ne fait pour ainsi dire plus de terrorisme. Les instructions que je recevais étaient d'ailleurs conformes aux règles de saisine : appeler Paris. »
Relations entre le « centre » - les spécialistes parisiens - et la « périphérie » - les magistrats locaux - la « question antiterroriste » offre une véritable métaphore judiciaire de la problématique corse. Et conduit les magistrats à formuler un même vou : « que la justice spécialisée dans l'antiterrorisme disparaisse, comme se prend à l'espérer Patrick Lalande ; il n'est pas normal d'être obligé d'amplifier sans cesse les moyens de lutter contre ce fléau, surtout dans une démocratie. »
En attendant que se réalise un « vou qui risque bien de rester pieux », l'instruction sur la justice antiterroriste suit son cours. Pour combien de temps ?

Antoine Albertini