Affaire Henaf contre France
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE HENAF c. FRANCE
(Requête no 65436/01)
ARRÊT
STRASBOURG
27 novembre 2003
DÉFINITIF
27/02/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de
la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Henaf c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une
chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,
P. Lorenzen
J.-P. Costa,
G. Bonello,
Mme F. Tulkens,
M. E. Levits,
Mme S. Botoucharova, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 janvier 2001 et 6 novembre
2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 65436/01) dirigée contre
la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Albert Hénaf («
le requérant »), a saisi la Cour le 13 novembre 2000 en vertu de l'article 34 de
la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales
(« la Convention »).
2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent,
M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires
étrangères.
3. Le requérant alléguait avoir subi un traitement contraire aux dispositions de
l'article 3 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1
du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire
(article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 §
1 du règlement.
5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections
(article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première
section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Par une décision du 24 janvier 2002, la chambre a déclaré la requête
recevable, tout en constatant que les exceptions soulevées par le gouvernement
défendeur se confondaient avec l'examen au fond.
EN FAIT
A. Les circonstances de l'espèce
7. Le requérant, né en 1925, est actuellement détenu à Nantes.
8. Au cours des dernières années, il fut condamné pour des faits de nature
criminelle et correctionnelle à plusieurs reprises, notamment : le 9 novembre
1992 à dix ans de réclusion criminelle par la cour d'assises du département du
Cher pour vol avec arme, le 2 septembre 1998 à six mois d'emprisonnement par le
tribunal correctionnel de Bernay pour grivèlerie, le 14 janvier 1999 à cinq ans
d'emprisonnement par le tribunal correctionnel de Nevers pour vol avec arme, le
20 janvier 1999 à six mois d'emprisonnement par la cour d'appel de Rouen pour
grivèlerie. Il aurait été libérable à compter du mois de septembre 2001 selon
lui, à compter du 17 février 2002 selon le gouvernement défendeur.
9. Le requérant fit également l'objet d'une condamnation à six mois
d'emprisonnement par le tribunal correctionnel de Nevers en février 1998, pour
ne pas avoir réintégré en temps et en heure le centre de détention lors de sa
dernière permission de sortie en 1998, après avoir respecté les modalités de
quatre précédentes permissions de sortie. Les experts qui l'examinèrent à ce
propos conclurent qu'il était atteint « au moment des faits » d'un « trouble
psychique ayant altéré son discernement » temporairement et que la prison ne
pouvait être « thérapeutique » pour lui, compte tenu notamment de son âge
avancé.
10. Par la suite, le requérant fit l'objet d'un examen médical en prison qui
révéla l'existence de ganglions au niveau de la gorge. Le service médical
compétent prescrivit alors une intervention médicale. Il fut décidé qu'une
opération chirurgicale interviendrait le 8 novembre 2000, avec hospitalisation
dès le 7 novembre 2000 à 14 heures 30.
11. Le 6 novembre 2000, le directeur du centre de détention d'Eysses informa le
préfet de la nécessité de l'hospitalisation du détenu et sollicita la présence
d'une escorte de police sur place, ainsi qu'une garde durant la durée de
l'hospitalisation. Concernant le risque sur le plan de la sécurité, les
consignes au personnel pénitentiaire prévoyaient une surveillance normale à
l'appréciation du chef d'escorte, et non une surveillance renforcée,
c'est-à-dire ne nécessitant pas a priori le port permanent des menottes et des
entraves.
12. Le 7 novembre 2000, la veille de l'opération, le requérant fut transféré en
fourgon cellulaire de l'administration pénitentiaire, en portant des menottes, à
l'hôpital Pellegrin de Bordeaux pour y être hospitalisé. Deux fonctionnaires de
police l'y attendaient afin d'assurer la surveillance et la garde pendant la
durée de l'hospitalisation. Le reste de la journée, le requérant resta menotté
mais non entravé.
13. Durant la nuit, le requérant fut entravé. L'entrave était constituée d'une
chaîne reliant l'une des chevilles du requérant au montant du lit. Le
Gouvernement indique que l'entrave laissait une grande liberté de mouvement dans
le lit, alors que le requérant soutient qu'en raison de la tension de la chaîne
chaque mouvement était pénible ou douloureux et le sommeil impossible.
14. Le 8 novembre au matin, le requérant exposa qu'à défaut de conditions
d'hospitalisation humaines, il préférait se faire opérer une fois libéré. Après
s'être entretenu avec le personnel hospitalier, le requérant réintégra le centre
de détention à 11 heures 45 le jour même.
15. Le 9 novembre 2000, le requérant déposa une plainte avec constitution de
partie civile auprès du doyen des juges d'instruction du tribunal de grande
instance d'Agen pour « sévices graves », « violences et voies de fait » et «
torture ». Cette plainte, dirigée contre les deux policiers chargés de sa garde
durant l'hospitalisation, se fondait sur la violation de l'article 803 du code
de procédure pénale et de l'article 3 de la Convention, en raison du port
d'entraves dans la nuit du 7 au 8 novembre 2000.
16. Par ordonnance du 16 novembre 2000, notifiée le 24 novembre 2000, le doyen
des juges d'instruction fixa la consignation à 6 000 francs français (FRF).
17. Le 24 novembre 2000, le requérant, d'une part, adressa une lettre
recommandée avec accusé de réception au greffier en chef du tribunal de grande
instance d'Agen pour interjeter appel de cette ordonnance et, d'autre part,
saisit le bureau d'aide juridictionnelle en raison de ses faibles ressources. En
outre, le même jour, le requérant informa le doyen des juges d'instruction de
son appel en raison de l'insuffisance de ses ressources.
18. La demande d'aide juridictionnelle fut enregistrée le 8 décembre, puis
rejetée le 15 décembre 2000. Par ordonnance du 23 mars 2001, le président du
tribunal de grande instance d'Agen confirma le rejet, aux motifs que :
« Le code de procédure pénale réserve explicitement le port des entraves pour
celui qui est susceptible de prendre la fuite. Et tel est bien le cas du détenu
qui se trouve hors de l'enceinte pénitentiaire. »
19. Par ordonnance du 15 mai 2001, le doyen des juges d'instruction déclara la
plainte irrecevable pour absence de consignation.
20. Parallèlement, le 4 avril 2001, la chambre de l'instruction de la cour
d'appel d'Agen déclara l'appel de l'ordonnance de consignation irrecevable pour
non-respect des dispositions de l'article 503 du code de procédure pénale,
lequel prévoit que l'appel formé par une personne incarcérée doit
obligatoirement être effectué auprès du chef de l'établissement pénitentiaire.
21. Le 11 avril 2001, le requérant forma un pourvoi contre cet arrêt. La
procédure est toujours pendante devant la Cour de cassation.
22. Libéré le 1er octobre 2001 à la suite de la fin de l'exécution de sa peine,
le requérant a par la suite été incarcéré dans le cadre d'une autre procédure.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
23. L'article 803 du code de procédure pénale est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s'il est
considéré soit comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme
susceptible de prendre la fuite. »
24. Une circulaire générale du 1er mars 1993 précise :
« (...) cette disposition s'applique à toute escorte d'une personne, qu'elle
soit gardée à vue, déférée, détenue provisoire ou condamnée.
Il appartient aux fonctionnaires de l'escorte d'apprécier, compte tenu des
circonstances de l'affaire, de l'âge et des renseignements de personnalité
recueillis sur la personne escortée, la réalité des risques qui justifient
seuls, selon la volonté du législateur, le port des menottes ou des entraves.
Sous réserve de circonstances particulières, (...) une personne dont l'âge ou
l'état de santé réduisent la capacité de mouvement, [n'est] pas susceptible de
présenter les risques prévus par la loi (...) »
EN DROIT
25. Le requérant se plaint, en raison de son âge et de son état de santé, des
conditions d'hospitalisation la veille d'une intervention chirurgicale. Il
invoque les dispositions de l'article 3, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains
ou dégradants. »
I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
A. Arguments des parties
26. Le Gouvernement considère que la requête est prématurée, le pourvoi formé
par le requérant en avril 2001 à l'encontre de l'arrêt de la chambre de
l'instruction étant toujours pendant devant la Cour de cassation. Il relève que
la plainte avec constitution de partie civile constitue en principe un recours
qui doit être exercé par les personnes se prétendant victimes de mauvais
traitements (arrêts Selmouni c. France du 28 juillet 1999, CEDH 1999-V et Caloc
c. France du 20 juillet 2000, CEDH 2000-IX). Il considère qu'il n'est pas avéré
que le requérant ait formulé une allégation défendable de violation des
dispositions de l'article 3 et qu'il n'a de toute façon pas respecté les
prescriptions légales relatives à la procédure de constitution de partie civile.
Sur ce dernier point, le Gouvernement relève que le requérant aurait pu être
dispensé de l'obligation légale de verser une consignation s'il avait formulé
une telle demande au regard de ses ressources ou en obtenant l'aide
juridictionnelle préalablement au dépôt de sa plainte (a contrario, Aït-Mouhoub
c. France, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
De plus, en raison de l'appel interjeté par le requérant, la chambre de
l'instruction était seule apte à trancher la question, mais elle ne put que
relever l'irrecevabilité de l'appel. La présente espèce, différente de l'affaire
Selmouni (précitée) en ce qu'elle se situe notamment à un stade antérieur à
l'ouverture d'une information judiciaire, peut au demeurant donner lieu à une
nouvelle plainte avec constitution de partie civile jusqu'à la prescription des
faits dénoncés. Par ailleurs, aucune enquête ne pouvait être menée, le requérant
n'ayant pas valablement mis en mouvement l'action publique en ne versant pas la
consignation.
27. Quant au rejet de l'aide juridictionnelle, le Gouvernement l'estime justifié
par le caractère manifestement dénué de fondement de la demande (Gnahoré c.
France arrêt du 19 septembre 2000, CEDH 2000-IX ; Charlier c. France (déc.), no
37760/97, 7 novembre 2000).
28. Le requérant indique que le greffier de la prison lui a fait signer le
formulaire d'appel et qu'il a donc respecté les prescriptions du code de
procédure pénale. Il considère en outre qu'il ne fait aucun doute que la Cour de
cassation va le débouter de son pourvoi. Le requérant conteste avoir failli à
l'information du juge quant à ses revenus, puisqu'il lui a signalé son
impécuniosité par lettre recommandée avec accusé de réception le jour même de la
notification de l'ordonnance de consignation. Quant au fait de saisir le bureau
d'aide juridictionnelle avant ou après le dépôt de sa plainte, il le qualifie de
secondaire, justifie l'erreur par son ignorance du droit et critique le rejet de
l'aide juridictionnelle, rejet qui lui a interdit d'être assisté d'un défenseur
qualifié et d'avoir accès à la justice.
29. Il estime cependant qu'il n'existe pas de recours internes efficaces, dès
lors que l'argumentation du Gouvernement tend à justifier la légalité des faits
litigieux.
B. Appréciation de la Cour
30. La Cour rappelle que la finalité de l'article 35 est de ménager aux Etats
contractants l'occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre
eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention
(voir, par exemple, arrêts Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A no
296-A, p. 18, § 33 ; Remli c. France du 23 avril 1996, Recueil 1996-II, p. 571,
§ 33). Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d'abord être soulevé,
au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne,
devant les juridictions nationales appropriées (Cardot c. France, arrêt du 19
mars 1991, série A no 200, p. 18, § 34).
31. Or, en l'espèce, la Cour relève que si le requérant a déposé plainte avec
constitution de partie civile auprès du doyen des juges d'instruction compétent,
il n'a pas demandé une dispense de paiement de la consignation lors du dépôt de
la plainte, n'a pas fait part de ses ressources, n'a sollicité l'aide judiciaire
qu'après avoir interjeté appel de l'ordonnance de consignation et, enfin, ne
rapporte pas la preuve de ce qu'il aurait valablement saisi la chambre de
l'instruction.
32. La Cour rappelle cependant que les dispositions de l'article 35 de la
Convention ne prescrivent l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux
violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré
suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans
quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à
l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir,
notamment, les arrêts Vernillo c. France du 20 février 1991, série A no 198, pp.
11-12, § 27 ; Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV
p. 1210, § 66 ; Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 87-88, §
38 ; Selmouni, précité, pp. 229-230, § 75). De plus, selon les « principes de
droit international généralement reconnus », certaines circonstances
particulières peuvent dispenser le requérant de l'obligation d'épuiser les
recours internes qui s'offrent à lui (Van Oosterwijck c. Belgique, arrêt du 6
novembre 1980, série A no 40, pp. 18-19, §§ 36-40).
La Cour souligne qu'elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du
contexte. Elle a ainsi reconnu que l'article 35 doit s'appliquer avec une
certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot, précité, p. 18, § 34).
Elle a de plus admis que la règle de l'épuisement des voies de recours internes
ne s'accommode pas d'une application automatique et ne revêt pas un caractère
absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de
la cause (Van Oosterwijck, précité, pp. 17-18, § 35). Cela signifie notamment
que la Cour doit tenir compte de manière réaliste, non seulement des recours
prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée,
mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent
ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar et autres,
précité, p. 1211, § 69 ; Selmouni, précité, p. 230, § 77).
33. Concernant les défaillances de M. Hénaf, la Cour constate tout d'abord qu'il
a été obligé de se défendre seul, étant d'ailleurs dans un état de faiblesse dû
au fait qu'il était détenu et malade pendant toute la durée de la procédure en
cause. Il a sollicité l'aide juridictionnelle dès le 24 novembre 2000, soit le
jour même de la notification de l'ordonnance de consignation. Par ailleurs, le
requérant, n'étant pas juriste ni assisté d'un avocat, pouvait ne pas savoir que
la demande de dispense de la consignation était indépendante de la demande de
l'aide juridictionnelle. De surcroît, il a pu être induit en erreur par la
formulation de l'ordonnance de consignation, laquelle pouvait amener à penser
que la dispense de consignation dépendait de l'obtention de l'aide
juridictionnelle.
34. Ainsi, de l'avis de la Cour, les défaillances du requérant trouvent leur
origine dans les circonstances particulières de l'espèce.
35. D'une part, la Cour constate que le Gouvernement considère, à l'instar du
bureau d'aide juridictionnelle, que le port de l'entrave litigieuse constituait
une application normale de la loi nationale. Partant, à supposer que la
constitution de partie civile aurait été déclarée recevable, ou le serait dans
le cadre d'une éventuelle nouvelle plainte, une telle voie de recours était
donc, compte tenu de l'affirmation commune du Gouvernement et du bureau d'aide
juridictionnelle, probablement vouée à l'échec. Dans ces conditions, il importe
peu que la plainte du requérant ait été déclarée irrecevable ni qu'il n'ait pas
déposé de nouvelle plainte.
36. D'autre part, s'agissant d'un grief relatif aux dispositions de l'article 3
de la Convention, la Cour rappelle que, lorsqu'un individu formule une
allégation défendable de violation des dispositions de l'article 3 (ainsi
d'ailleurs que de l'article 2), la notion de recours effectif implique, de la
part de l'Etat, des investigations approfondies et effectives propres à conduire
à l'identification et à la punition des responsables (voir, notamment, les
arrêts Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p.
3290, § 102 et Selmouni, précité, p. 231, § 79). La Cour considère que les
allégations de M. Hénaf, dont le caractère au moins défendable ressortait de la
réalité non contestée de l'entrave sur son lit d'hôpital la veille de
l'intervention chirurgicale, étaient suffisamment graves, tant au regard des
faits invoqués que de la qualité des personnes mises en cause, pour justifier
une telle enquête.
37. Or la Cour ne peut que constater la passivité des autorités internes.
Contrairement à ce qu'indique le Gouvernement, on ne saurait prétendre qu'aucune
enquête ne pouvait être menée, faute pour le requérant d'avoir valablement mis
en mouvement l'action publique en ne versant pas la consignation. En droit
français, la maîtrise de l'action publique relève de la compétence du ministère
public. Le dépôt d'une plainte avec constitution de partie civile, s'il permet
de mettre en mouvement l'action publique malgré l'inaction ou le refus du
ministère public d'agir en ce sens, ne prive pas ce dernier de faire usage de
ses prérogatives en la matière. En tout état de cause, la Cour rappelle que même
lorsqu'une enquête est diligentée et une information judiciaire ouverte à
l'initiative du parquet, il ne saurait être exclu, dans certaines circonstances,
qu'un requérant puisse être dispensé d'épuiser les voies de recours internes
alors même que la procédure interne serait toujours pendante (Selmouni précité).
38. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités internes
n'ont pas pris les mesures positives que les circonstances de la cause
imposaient pour faire aboutir le recours invoqué par le Gouvernement.
39. En conséquence, faute d'explications convaincantes du Gouvernement sur le
caractère « effectif » et « adéquat » du recours invoqué par lui, la Cour estime
que le recours dont le requérant disposait n'était pas, en l'espèce, normalement
disponible et suffisant pour lui permettre d'obtenir réparation de la violation
qu'il allègue. Tout en soulignant que sa décision se limite aux circonstances de
l'espèce et ne doit pas s'interpréter comme une déclaration générale signifiant
qu'une plainte avec constitution de partie civile ne constitue jamais un recours
qui doit être tenté en cas d'allégation de mauvais traitements au cours d'une
garde à vue, la Cour décide que l'exception de non-épuisement des voies de
recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
A. Arguments des parties
40. S'agissant des conditions de transfert et d'hospitalisation, le Gouvernement
relève notamment que le requérant a seulement été menotté durant le trajet avec
escorte. Par ailleurs, une escorte composée de deux policiers attendait le
requérant à l'hôpital pour assurer la surveillance et la garde pendant la durée
de l'hospitalisation en service ORL. Les consignes écrites du chef
d'établissement spécifiaient qu'il s'agissait d'une surveillance normale et non
renforcée, c'est-à-dire ne nécessitant pas a priori le port permanent des
menottes et des entraves. En conséquence, la responsabilité d'entraver le
requérant relevait de la seule responsabilité du chef d'escorte, lequel décida
d'entraver le requérant durant la nuit. La mesure était justifiée par des motifs
de sécurité, faute de chambre sécurisée, afin d'éviter tout risque de fuite ou
de suicide. En outre, dans le but de préserver une sphère d'intimité au
requérant et lui épargner la présence continue de policiers pendant la nuit,
l'escorte se retira mais, en contrepartie, le requérant fut alors entravé.
41. Le Gouvernement constate que le requérant ne se plaint pas des conditions du
transfert avec menottes, tant dans le cadre de sa plainte avec constitution de
partie civile que dans sa requête devant la Cour.
42. Quant à l'applicabilité de l'article 3, le Gouvernement la conteste, les
actes litigieux ne dépassant pas le seuil minimum de gravité exigé par la
Convention (Assenov et autres précité). Il renvoie enfin à la jurisprudence de
la Cour quant au port de menottes et à l'absence de violation de l'article 3 (Herczegfalvy
c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, série A no 244 ; Raninen c. Finlande,
arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII). En tout état de cause, le port
des menottes, prévu par les dispositions de l'article 803 du code de procédure
pénale, aurait été justifié en l'espèce par la dangerosité du requérant et le
risque de fuite au regard d'une condamnation pour évasion en février 1998.
43. Le requérant précise qu'il ne conteste pas le port des menottes et de la
chaîne pour ses transferts, pratique ancrée dans la routine, même si cela est
anormal et dégradant, dès lors qu'il ne subit qu'une gêne et pas de torture
réelle, seulement morale.
44. Quant aux faits relatifs à l'entrave sur son lit d'hôpital, le requérant
estime que son passé judiciaire y est étranger et précise notamment qu'il ne lui
restait, après seize ans et demi de peines cumulées, que quelques semaines de
prison à effectuer. Il ne présentait donc aucun risque de fuite, surtout au
regard de son âge et des possibilités de mouvement réduites face aux policiers
de l'escorte.
45. Le requérant explique notamment qu'après avoir été transféré menotté, y
compris dans l'enceinte de l'hôpital Pellegrin aux yeux du public, il est resté
alité la journée sans entraves. Le soir, la police posa une entrave à son pied,
avec une chaîne tendue reliée au lit, ce qui interdisait tout mouvement et
sommeil. Selon lui, cette mesure devait permettre aux policiers en faction de
dormir. Il précise n'avoir pas refusé de se faire opérer, mais simplement
indiqué que si des conditions humaines d'hospitalisation ne pouvaient lui être
assurées, il se résoudrait à se faire opérer une fois libéré.
46. Pour une hospitalisation prétendue normale, selon les consignes données, le
port d'une entrave reliant sa cheville au lit avec une chaîne tendue à
l'extrême, causant une douleur à chaque mouvement, constituait bien une
anormalité et une torture insupportable. Il rappelle avoir exprimé son
opposition dès la pose de l'entrave et exprimé sa douleur.
B. Appréciation de la Cour
47. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais
traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité. L'appréciation de ce
seuil dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du
traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe,
de l'âge et de l'état de santé de la victime (voir, notamment, Kudla c. Pologne
[GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI ; Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH
2001-III).
Si elle a égard au but du traitement infligé et, en particulier, à la volonté
d'humilier ou d'abaisser l'individu, l'absence d'un tel objectif ne saurait
forcément conduire à un constat de non-violation de l'article 3 (Peers, précité,
§ 74).
48. Le port de menottes ne pose normalement pas de problème au regard de
l'article 3 de la Convention lorsqu'il est lié à une détention légale et
n'entraîne pas l'usage de la force, ni l'exposition publique, au-delà de ce qui
est raisonnablement considéré comme nécessaire. A cet égard, il importe de
considérer notamment le risque de fuite ou de blessure ou dommage (Raninen,
précité, p. 2822, § 56), ainsi que le contexte en cas de transfert et de soins
médicaux en milieu hospitalier (Mouisel c. France, no 67263/01, § 47, CEDH
2002-IX).
49. En l'espèce, la Cour constate tout d'abord, avec le Gouvernement, que le
grief du requérant soulevé au regard de l'article 3 de la Convention ne concerne
que l'entrave à son lit d'hôpital, et non les modalités de transport de la
maison d'arrêt vers l'hôpital.
50. S'agissant de l'état de dangerosité du requérant, la Cour note que le
requérant a fait l'objet de plusieurs condamnations pénales, mais qu'il n'existe
pas de références très explicites quant à des actes de violences. Surtout, le
requérant bénéficia de quatre permissions de sortie qui s'étaient normalement
déroulées. Certes, lors de sa cinquième permission de sortie en 1998, il ne
réintégra pas le centre de détention. Cependant, les experts psychiatres ont
expliqué ce geste par « un trouble psychique » ayant altéré temporairement le
discernement du requérant. Depuis cet incident unique, le requérant n'a
manifesté aucun nouveau trouble. De fait, si l'incident de 1998 ne saurait être
occulté, il s'agit d'un événement non violent et isolé.
51. La Cour estime que la dangerosité du requérant n'était pas établie au moment
des faits. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux instructions
écrites du chef d'établissement du lieu de détention du requérant, instructions
qui spécifiaient, concernant le transfert et l'hospitalisation, qu'il s'agissait
d'une surveillance normale et non renforcée. D'ailleurs, le requérant est resté
dans son lit non entravé pendant la journée sans que cela soulève un problème de
sécurité.
52. En tout état de cause, l'état de dangerosité allégué ne saurait justifier le
fait d'attacher le requérant à son lit d'hôpital la nuit précédant son opération
chirurgicale, et ce d'autant plus que deux gardes restaient en faction devant la
porte de sa chambre d'hôpital.
53. Quant à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l'affaire
Herczegfalvy (précitée), à savoir une entrave dans un hôpital psychiatrique
jugée « préoccupante » mais justifiée par des raisons médicales, elle ne saurait
être transposée à la présente espèce ni opposée au requérant. En effet, dans la
présente affaire, outre l'existence d'un contexte différent s'agissant d'un
hôpital non psychiatrique et de l'existence d'une surveillance policière
effective devant la chambre, aucune raison médicale n'a jamais été invoquée.
54. Reste à savoir si de tels faits rentrent dans le champ d'application de
l'article 3 et, dans l'affirmative, à apprécier leur degré de gravité.
55. Concernant la gravité des faits, la Cour rappelle que « compte tenu de ce
que la Convention est un « instrument vivant à interpréter à la lumière des
conditions de vie actuelles » (arrêts Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978,
série A no 26, pp. 15-16, § 31 ; Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série
A no 161, p. 40, § 102 ; Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995, série A no 310,
pp. 26-27, § 71), elle a estimé que certains actes autrefois qualifiés de «
traitements inhumains et dégradants », et non de « torture », pourraient
recevoir une qualification différente à l'avenir. La Cour estime en effet que le
niveau d'exigence croissant en matière de protection des droits de l'homme et
des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus
grande fermeté dans l'appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques. » (Selmouni, précité, § 101). Une telle affirmation
valant pour une possible aggravation d'une qualification sous l'angle de
l'article 3, il s'ensuit que certains actes autrefois exclus du champ
d'application de l'article 3 pourraient présenter le degré minimum de gravité
requis à l'avenir.
56. En l'espèce, compte tenu de l'âge du requérant, de son état de santé, de
l'absence d'antécédents faisant sérieusement craindre un risque pour la
sécurité, des consignes écrites du directeur du centre de détention pour une
surveillance normale et non renforcée, du fait que l'hospitalisation intervenait
la veille d'une opération chirurgicale, la Cour estime que la mesure d'entrave
était disproportionnée au regard des nécessités de la sécurité, d'autant que
deux policiers avaient été spécialement placés en faction devant la chambre du
requérant.
57. Au demeurant, la Cour note que la circulaire générale du 1er mars 1993,
relative à l'article 803 du code de procédure pénale, prévoit expressément que «
sous réserve de circonstances particulières, (...) une personne dont l'âge ou
l'état de santé réduisent la capacité de mouvement, n'est pas susceptible de
présenter les risques prévus par la loi (...) » (paragraphe 24 ci-dessus). Il
convient également de rappeler que, dans son rapport au Gouvernement de la
République française relatif à la visite en France effectuée du 14 au 26 mai
2000, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (CPT) a notamment recommandé d'interdire la
pratique consistant à entraver à leur lit d'hôpital des patients détenus pour
des raisons de sécurité (Mouisel, précité, §§ 28 et 47).
58. S'agissant enfin de l'argument tiré de la volonté de préserver l'intimité du
requérant, la Cour ne conçoit guère qu'une telle intimité puisse réellement
trouver à s'exprimer lorsque l'on est entravé à son lit (paragraphe 40
ci-dessus).
59. En définitive, la Cour est d'avis que les autorités nationales n'ont pas
assuré au requérant un traitement compatible avec les dispositions de l'article
3 de la Convention. La Cour conclut en l'espèce à un traitement inhumain en
raison de l'entrave imposée dans les conditions examinées ci-avant.
60. Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses
Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet
d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde
à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
62. La Cour constate que le Gouvernement et le requérant ne se prononcent pas.
La question n'appelle pas un examen d'office.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'appliquer l'article 41 de la Convention en
l'occurrence.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2003 en application
de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier adjoint Président