Affaire Selmouni contre France
AFFAIRE SELMOUNI c. FRANCE
(Requête n° 25803/94)
ARRÊT
STRASBOURG
28 juillet 1999
En l’affaire Selmouni c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article
27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés
fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 11 , et
aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des
juges dont le nom suit :
MM. L. WILDHABER, président,
L. FERRARI BRAVO,
G. BONELLO,
L. CAFLISCH,
P. KŪRIS,
J.-P. COSTA,
W. FUHRMANN,
K. JUNGWIERT,
M. FISCHBACH,
B. ZUPANCIC,
Mme N. VAJIC,
M. J. HEDIGAN,
Mmes W. THOMASSEN,
M. TSATSA-NIKOLOVSKA,
MM. T. PANTIRU,
R. MARUSTE,
K. TRAJA,
ainsi que de Mme M. DE BOER-BUQUICCHIO, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 mars, 24 juin et 7 juillet
1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien
article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de l’Homme
(« la Commission ») le 16 mars 1998 et par le gouvernement néerlandais le 14
avril 1998, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1
et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 25803/94)
dirigée contre la République française et dont un ressortissant néerlandais et
marocain, M. Ahmed Selmouni, avait saisi la Commission le 28 décembre 1992 en
vertu de l’ancien article 25.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu’à la
déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour
(ancien article 46), la requête du gouvernement néerlandais à l’ancien article
48. Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les
faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des
articles 3 et 6 § 1 de la Convention.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A , le
requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et désigné son conseil
(article 30).
3. En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien
article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître
notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l’entrée en vigueur
du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a
consulté, par l’intermédiaire du greffier, les agents des Gouvernements, le
conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation
de la procédure écrite. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le
greffier a reçu le mémoire du requérant le 27 novembre 1998 et ceux des
gouvernements français (« le Gouvernement ») et néerlandais le 7 décembre 1998.
4. A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et
conformément à l’article 5 § 5 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a été
confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein
droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la
Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme
E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. M. Fischbach, vice-président
de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement).
Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Ferrari
Bravo, M. L. Caflisch, M. P. Kūris, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. M. Zupančič,
Mme N. Vajić, M. J. Hedigan, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T.
Panţîru, M. E. Levits et M. K. Traja (articles 24 § 3 ainsi que 100 § 4 du
règlement). Ultérieurement, Mme Palm et M. Levits, empêchés, ont été remplacés
par M. G. Bonello et M. R. Maruste, juges suppléants (article 24 § 5 b) du
règlement).
5. A l’invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué
l’un de ses membres, M. D. Šváby, pour participer à la procédure devant la
Grande Chambre.
6. Ainsi qu’en avait décidé le président, une audience s’est déroulée en public
le 18 mars 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. J.-F. DOBELLE, directeur adjoint des affaires juridiques,
ministère des Affaires étrangères, agent,
Mmes M. DUBROCARD, sous-directeur des droits de l’homme,
direction des affaires juridiques, ministère
des Affaires étrangères,
F. DOUBLET, chef du bureau du droit comparé
et du droit international, direction des libertés
publiques et des affaires juridiques,
ministère de l’Intérieur,
M. J.-C. MULLER, direction des affaires criminelles
et des grâces, ministère de la Justice, conseils ;
– pour le requérant
Me M.-A. CANU-BERNARD, avocate au barreau de Paris, conseil ;
– pour la Commission
M. D. ŠVABY, délégué.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Šváby, Me Canu-Bernard et M. Dobelle.
EN FAIT
7. Ressortissant néerlandais et marocain, M. Selmouni est né en 1942 et se
trouve actuellement détenu à Montmédy (France).
A. L’origine et le dépôt de la plainte
8. Le 20 novembre 1991, la police interpella Géray Tarek, Dominique Keledjian et
la compagne de celui-ci, dans le cadre d’une enquête relative à un trafic de
stupéfiants, sur commission rogatoire de M. de Larosière, juge d’instruction
près le tribunal de grande instance de Bobigny. Dominique Keledjian s’expliqua
spontanément et indiqua avoir acheté son héroïne à Amsterdam, à un certain «
Gaby », qui l’avait aidé à dissimuler la drogue pour la passer en France au
cours de plusieurs voyages. Il donna un numéro de téléphone à Amsterdam qui
permit d’identifier le requérant.
9. Le 25 novembre 1991, M. Selmouni fut arrêté à la suite d’une surveillance
d’un hôtel situé à Paris. Reconnu par Dominique Keledjian et sa compagne, M.
Selmouni expliqua avoir été en liaison d’affaires avec Dominique Keledjian pour
le commerce de vêtements. Il nia toute participation à un trafic de stupéfiants.
10. M. Selmouni fut placé en garde à vue du 25 novembre 1991, à 20 h 30, au 28
novembre 1991 à 19 heures. Il fut interrogé par les fonctionnaires du service
départemental de la police judiciaire de Seine-Saint-Denis (« SDPJ 93 »), à
Bobigny.
11. M. Selmouni fut entendu une première fois par les policiers mis en cause le
26 novembre 1991 de minuit quarante à 1 h 30. A l’issue de cet interrogatoire,
alors qu’il avait été reconduit au « dépôt », M. Selmouni fut pris de vertige.
Les policiers du dépôt le conduisirent au service des urgences de l’hôpital Jean
Verdier de Bondy à 3 h 15. Les observations médicales mentionnées par le service
des urgences se lisent comme suit :
« Date de l’examen : 26 novembre 1991. 3 heures 15. Vient aux urgences pour
coups et blessures. A l’examen, plusieurs contusions et blessures superficielles
au niveau des deux bras. Contusions face externe gauche du visage. Contusion au
niveau de l’hypocondre gauche. Traces d’ecchymoses au niveau du crâne. Douleurs
thoraciques augmentées à la respiration profonde. Examen neurologique sans
particularité. »
12. Le 26 novembre 1991, la garde à vue fut prolongée de quarante-huit heures
par le juge d’instruction. M. Selmouni fut entendu de 16 h 40 à 17 h 10, à 19
heures, de 20 heures à 20 h 15 et de 22 h 25 à 23 h 30. Le même jour, M.
Selmouni sera examiné par le docteur Aoustin, qui formulera les observations
suivantes :
« ecchymoses palpébrales gauches, du bras gauche, dorsaux lombaires. Douleurs du
cuir chevelu ».
13. Le 27 novembre 1991, M. Selmouni fut entendu de 11 heures à 11 h 40. A
nouveau examiné par le docteur Aoustin, ce dernier fera les remarques suivantes
:
« ecchymoses palpébrales gauches, bras gauche, dorsaux lombaires : importants.
Contusions cuir chevelu. Ne s’est pas alimenté hier (...) Doléances transmises
».
14. Après avoir été entendu de 9 h 30 à 10 h 15 le 28 novembre 1991, M. Selmouni
fut à nouveau examiné par le docteur Aoustin, lequel constata dans son
certificat médical :
« ecchymoses palpébrales gauches, du bras gauche, dorsaux lombaires. Contusions
cuir chevelu. Pas de traitement en cours ».
15. Le 29 novembre 1991, à 11 h 30, le docteur Edery, médecin généraliste,
examina le requérant. Il rédigea un certificat, à la demande de M. Selmouni,
précisant que celui-ci disait avoir été victime de coups et blessures, dans les
termes suivants :
« Céphalées, hématomes sous-orbitaires droit et gauche, bras gauche et droit,
dos, thorax, cuisses droite et gauche et genou gauche. Toutes les régions sont
endolories ».
16. Le même jour, le requérant fut présenté au juge d’instruction. Ce dernier
inculpa M. Selmouni d’infractions à la législation sur les stupéfiants et le mit
en détention provisoire. Lors de cette première comparution devant lui, le juge
d’instruction prit l’initiative de désigner le docteur Garnier, médecin légiste,
expert près la cour d’appel de Paris, afin de procéder à un examen de l’état de
santé de M. Selmouni « qui prétend[ait] avoir été victime de sévices en garde à
vue », ainsi que d’une autre personne arrêtée le 26 novembre 1991 et mise en
examen pour les mêmes faits, M. Abdelmajid Madi.
17. Le 2 décembre 1991, le requérant fut examiné par le docteur Nicot, du
service médical de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Dans le certificat
médical, établi à la demande de M. Selmouni, le médecin dressa le constat
suivant :
« (...) de nombreux hématomes sur le tronc, les cuisses et hématome en lunettes
important. Il présente des hématomes conjonctivaux. Dit voir moins bien au
niveau de l’œil gauche ».
18. Le 7 décembre 1991, le docteur Garnier, expert désigné par le juge
d’instruction, examina le requérant à la maison d’arrêt. M. Selmouni fit les
déclarations suivantes au médecin :
« J’ai été interpellé dans la rue le 25 novembre 1991 vers 9 heures. Il ne s’est
pas posé de problèmes à ce moment-là. J’ai été conduit à l’hôtel où je vivais.
Une des six personnes en civil m’a alors donné un coup au niveau de la région
temporale gauche. J’ai ensuite été conduit au commissariat de Bobigny. Vers 10
heures, j’ai été amené au premier étage et j’ai commencé à être frappé par
environ huit personnes. J’ai dû me mettre à genoux. Un inspecteur me tirait par
les cheveux pour me relever. Un deuxième avait un instrument pouvant
correspondre à une batte de « base-ball » dont il me frappait régulièrement sur
la tête. Un autre me frappait à coups de pied et de poing dans le dos.
L’interrogatoire a duré pendant environ une heure sans arrêt. Dans la nuit, j’ai
demandé à être examiné. On m’a conduit dans un hôpital où des radiographies de
la tête et du thorax ont été réalisées. J’ai de nouveau été frappé vers 21
heures le lendemain au cours d’un nouvel interrogatoire et ce jusqu’à 2 heures.
Lors de mon arrivée à Fleury, j’ai subi un examen médical. »
19. Le médecin constata dans son rapport :
« – un hématome sous-orbitaire gauche s’étendant à 2 cm au-dessous de la
paupière inférieure, violacé, en voie de résolution complète,
– une cicatrice d’environ 1 cm, fine, linéaire dans le prolongement du sourcil
gauche,
– un hématome sous-orbitaire droit en voie de résolution complète,
– des excoriations cutanées multiples dont six importantes, en voie de
cicatrisation complète, au niveau du membre supérieur gauche,
– deux excoriations cutanées linéaires de 5 cm pouvant correspondre à des
griffures, au niveau du membre supérieur droit,
– une lésion cutanée de 0,5 cm sur la face dorsale de la main droite,
– un hématome sur la partie postérieure du thorax, au niveau de la région
sous-épineuse droite,
– un hématome au niveau de la région du flanc droit,
– un important hématome de 10 cm sur 5 cm au niveau de la partie latérale gauche
du thorax,
– trois hématomes au niveau du flanc gauche,
– un important hématome sur la face antérieure du thorax, violacé, de 5 cm sur 3
cm, situé au niveau de la région épigastrique,
– un hématome au niveau de la région préhépatique droite,
– un hématome au niveau du gril costal gauche à 5 cm en dessous du mamelon,
– un hématome de 5 cm sur 3 cm au niveau de la partie latérale gauche sur la
ligne axillaire,
– un hématome au niveau de la région sous-claviculaire droite,
– un hématome au niveau de la fesse droite,
– un hématome de 10 cm sur 5 cm au niveau de la fesse gauche,
– un hématome linéaire de 5 cm sur 1 cm au niveau de la partie antéro-externe de
la cuisse gauche,
– une excoriation cutanée correspondant à une plaie en voie de cicatrisation sur
la face antérieure de la cheville droite,
– une tuméfaction de la face dorsale du pied droit avec excoriation cutanée sur
la face dorsale du pied,
– cinq plaies superficielles en voie de cicatrisation sur la face
antéro-inférieure de la jambe droite,
– des excoriations cutanées et une tuméfaction ecchymotique au niveau de la face
dorsale des deux premiers métacarpiens gauches.
Le patient signale qu’à son arrivée à Fleury, on lui a donné un traitement de
pommade dermique et d’antalgique.
Il n’y a pas de lésion au niveau du cuir chevelu et au niveau du globe oculaire
gauche. (...) »
20. La conclusion du rapport est ainsi rédigée :
« CONCLUSION
Monsieur Selmouni déclare avoir été victime de sévices au cours de sa garde à
vue.
Il présente sur le revêtement cutané des lésions d’origine traumatique dont le
délai est compatible avec la période de garde à vue.
Ces lésions ont une évolution favorable. »
21. Ce rapport fut joint au dossier de l’instruction suivie contre le requérant.
Le 11 décembre 1991, le juge d’instruction le transmit au parquet.
22. Par ordonnance du 8 septembre 1992, le juge d’instruction renvoya le
requérant devant le tribunal correctionnel et décida de son maintien en
détention.
23. Le 17 février 1992, le parquet du tribunal de grande instance de Bobigny
saisit l’inspection générale de la police nationale pour procéder aux
interrogatoires des policiers concernés.
24. Interrogé par un officier de police judiciaire, fonctionnaire de
l’inspection générale de la police nationale, le 1er décembre 1992, à la maison
d’arrêt de Fleury-Mérogis, le requérant confirma les faits dans les termes
suivants :
« (...) Le 25 novembre 1991, vers 20 heures 30, je fus interpellé à proximité de
mon hôtel, le Terminus Nord, près de la gare du Nord à Paris, par deux ou trois
policiers en civil. Ils m’ont poussé contre un mur, tout en appuyant sur ma
nuque le canon de deux armes.
Je n’ai offert aucune résistance lors de mon arrestation et je ne me suis pas
débattu.
Vous me rappelez que lors de mon audition le 27 novembre 1992, j’ai reconnu
avoir voulu prendre la fuite lors de mon arrestation, je conteste cela. Tout
d’abord, je maintiens ne pas avoir fait une telle déclaration à l’inspecteur qui
m’interrogeait, et de plus j’ai signé les procès-verbaux sans en prendre
connaissance. Le policier m’avait précisé à la fin de ma garde à vue qu’il
m’avait fait signer que j’avais résisté lors de mon interpellation et qu’ils
étaient couverts.
Lors de mon interpellation, j’étais seul, et immédiatement après je fus conduit
dans ma chambre d’hôtel où j’ai assisté à la perquisition, où se trouvaient déjà
deux autres policiers.
Durant cette opération, un inspecteur, le plus jeune du groupe, m’a porté un
coup de poing sur la tempe gauche. Ensuite je fus conduit dans les locaux de la
brigade des stupéfiants à Bobigny, et je fus amené dans un bureau situé au
premier ou deuxième étage.
Après avoir été soumis à une fouille, où tout ce que j’avais en ma possession a
été retiré, mon interrogatoire mené par cinq inspecteurs a commencé.
L’un d’eux qui paraissait être le chef m’a fait m’agenouiller sur le sol, puis
il a commencé à me tirer les cheveux, tandis qu’un autre à l’aide d’un bâton
ressemblant à une batte de base-ball me portait des coups dans les côtes.
Puis, il me portait des petits coups de batte sur le crâne et cela d’une façon
constante.
Les trois autres inspecteurs avaient également un rôle actif car eux aussi me
frappaient avec les poings, certains me montaient sur les pieds, les écrasaient.
Je crois me souvenir être arrivé à la police de Bobigny vers 22 heures, et ce
traitement a duré jusqu’à 1 heure du matin.
A la fin de ce premier interrogatoire, je fus confié à des policiers en uniforme
se trouvant au rez-de-chaussée de l’immeuble dans lequel j’étais détenu. Comme
je souffrais des côtes et de la tête à la suite des coups reçus, j’ai avisé ces
policiers et je fus conduit au cours de la nuit dans un hôpital de la région
sans pouvoir préciser lequel. Là j’ai subi divers examens, dont des
radiographies et ensuite je fus ramené dans un commissariat, mais il ne
s’agissait pas de l’endroit où j’avais été conduit en premier.
Les policiers en uniforme m’ont correctement traité.
Le lendemain matin et avant mon deuxième interrogatoire, je fus examiné dans les
locaux de la brigade des stupéfiants par un médecin qui a pu noter les traces
que j’avais sur le corps et provoquées par les violences policières.
Le 26 novembre 1992, je fus donc interrogé à nouveau par plusieurs inspecteurs,
trois ou quatre, dans le courant de la journée, je pense vers 10 heures du
matin. Là, ils m’ont tiré les cheveux et porté des coups de poing et de bâton.
Dans la même journée, le soir et alors qu’il y avait moins de personnel à
l’étage, je fus une nouvelle fois interrogé par six inspecteurs, qui se sont
montrés particulièrement violents à mon égard, j’ai reçu des coups de poing, de
matraque et de batte de base-ball. Ils ont tous exercé des violences à mon
encontre et ce jusqu’à 1 heure du matin. Je pense que cette séance de mauvais
traitements avait débuté vers 19 heures. A un certain moment ils m’ont fait
sortir dans un grand couloir desservant les bureaux et là, celui que je suppose
être le chef m’a pris par les cheveux et il m’a fait courir, alors que les
autres se plaçaient à des endroits différents du couloir et ils me faisaient un
croc-en-jambe pour me faire chuter.
Puis ils m’ont fait entrer dans un bureau où se trouvait une femme, ils m’ont
obligé à m’agenouiller et ils m’ont tiré les cheveux en disant à cette femme «
Tiens, tu vas entendre quelqu’un chanter ».
Je suis resté à cet endroit durant une dizaine de minutes. Je suis dans
l’incapacité de vous décrire cette femme qui me paraissait jeune.
Ensuite je fus ramené dans le couloir, et l’un des policiers a sorti son sexe et
s’est approché de moi en disant « Tiens, suce-le » ; à ce moment là, j’étais à
genoux. J’ai refusé tout en gardant la bouche fermée étant donné qu’il avait
approché son sexe de mes lèvres.
Devant mon refus, cet inspecteur a uriné sur moi, sur les conseils d’un de ses
collègues.
Après ces faits, je fus conduit dans un bureau et là, ils m’ont menacé de me
brûler si je ne parlais pas. Devant mes réponses négatives, ils ont allumé deux
chalumeaux, reliés à deux petites bonbonnes de gaz de couleur bleue. Ils m’ont
fait asseoir et ont placé près de mes pieds, où je n’avais plus les chaussures,
les chalumeaux, à une distance d’un mètre environ. Dans le même temps, je
recevais des coups. A la suite de ces mauvais traitements, ils m’ont menacé tout
en brandissant une seringue, de me faire une piqûre. Voyant cela j’ai déchiré la
manche de ma chemise en leur disant « Allez-y, vous n’oserez pas » ;
effectivement ils n’ont pas été au bout de leur projet.
Cette réaction a provoqué chez les policiers un nouvel accès de violence et de
nouveau je fus malmené.
Ces inspecteurs m’ont laissé en paix pendant une quinzaine de minutes, puis l’un
d’eux m’a dit « Vous les arabes, vous aimez être baisés ». Ils m’ont pris, ils
m’ont fait déshabiller et l’un d’eux m’a introduit dans l’anus une petite
matraque noire.
Mentionnons que lorsque M. Selmouni évoque cette scène, il se met à pleurer.
Je suis conscient de ce que je viens de vous dire est grave, mais c’est
l’entière vérité, j’ai bien été victime de ces sévices.
A la suite de ces violences sexuelles, je fus à nouveau placé dans une cellule.
Le lendemain, je fus examiné par un médecin et ce dernier a pu constater mon
état.
J’avais avisé le docteur des violences exercées par les policiers à mon encontre
et je lui avais même demandé d’intervenir auprès de ces inspecteurs pour qu’ils
cessent de me torturer.
Les violences dont je viens de faire état ont été commises durant la nuit du 25
au 26 novembre et du 26 au 27 novembre 1991.
Ensuite, jusqu’à ma présentation au juge d’instruction, j’ai reçu quelques
petits coups de poing.
Avant ma conduite chez le juge, les policiers étaient très gentils, allant même
jusqu’à m’offrir du café.
Lorsque j’ai signé les papiers concernant les scellés, je me suis aperçu qu’une
somme de 2 800 florins et qu’un briquet Dupont avaient disparu. Je l’ai dit à un
policier, celui qui, je pense, était le chef, et il m’a répondu « Merde, encore
» et l’affaire en est restée là.
Sur le briquet se trouvent les initiales A. Z.
Je suis en mesure de reconnaître les six policiers qui m’ont frappé.
Je peux également définir le rôle de chacun.
Celui qui est le chef, est légèrement chauve. En ce qui concerne celui qui m’a
montré son sexe et qui m’a ensuite sodomisé avec une matraque [il] est de taille
moyenne, assez costaud, âgé de trente à trente-cinq ans, blond.
Dès ma présentation devant le juge d’instruction, je l’ai informé des violences
et quelques jours plus tard, je fus examiné à la prison. Mais le jour même de ma
présentation j’avais vu un médecin au palais de justice de Bobigny.
J’ai un avocat depuis un mois et je l’ai avisé des conditions dans lesquelles ma
garde à vue s’est déroulée.
Lors de mon arrivée à la prison, les traces de violence étaient visibles sur
l’ensemble de mon corps. Maintenant j’ai un problème aux yeux.
Je porte plainte contre les policiers. »
25. Le procès-verbal fut transmis au procureur de la République de Bobigny le 2
décembre 1992, dans le cadre de la procédure référencée sous le numéro
B.92.016.5118/4.
26. Par jugement du 7 décembre 1992, la treizième chambre du tribunal
correctionnel de Bobigny condamna le requérant à quinze ans d’emprisonnement, à
l’interdiction définitive du territoire français et, concernant l’action civile
de l’administration des douanes, à payer solidairement avec les autres prévenus
une somme globale de vingt quatre millions de francs. Par arrêt du 16 septembre
1993, la cour d’appel de Paris réduisit la peine d’emprisonnement à treize ans
et confirma le jugement pour le surplus. Le 27 juin 1994, la Cour de cassation
rejeta le pourvoi du requérant.
27. M. Selmouni fut régulièrement suivi par l’hôpital de l’Hôtel-Dieu durant sa
détention.
B. La procédure d’instruction
28. Le 1er février 1993, le requérant déposa une plainte avec constitution de
partie civile auprès du doyen des juges d’instruction près le tribunal de grande
instance de Bobigny, pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné une
incapacité totale de travail supérieure à huit jours, coups et blessures avec
arme, en l’espèce une batte de base-ball, attentat à la pudeur, coups et
blessures volontaires ayant entraîné une infirmité permanente, en l’espèce la
perte d’un œil, viol commis par deux ou plusieurs complices, tous commis dans la
période allant du 25 au 29 novembre 1991 et par des fonctionnaires de police
dans l’exercice de leurs fonctions ».
29. Le 22 février 1993, dans le cadre de la procédure référencée sous le numéro
B.92.016.5118/4, le procureur de la République de Bobigny requit l’ouverture
d’une information contre X, du chef de coups et blessures volontaires avec arme
et sur personne hors d’état de se protéger, attentat à la pudeur, concernant M.
Selmouni, mais aussi un coprévenu ayant dénoncé des faits similaires, M. Madi.
La plainte déposée le 1er février 1993 par le requérant fut enregistrée le 15
mars 1993. Cette nouvelle procédure fut référencée sous le numéro
B.93.074.6000/9.
30. Une commission rogatoire fut délivrée au directeur de l’inspection générale
des services le 27 avril 1993 par Mme Mary, juge d’instruction au tribunal de
grande instance de Bobigny chargée de ces plaintes, afin de procéder à toutes
mesures utiles à la manifestation de la vérité. Elle fixa le délai pour la
transmission des procès-verbaux au 15 juin 1993.
31. Le 9 juin 1993, le docteur Garnier procéda à un nouvel examen de M. Selmouni,
sur demande de Mme Mary. Dans son rapport déposé le 21 juin 1993, il dressa le
constat suivant :
« J’ai examiné une première fois M. Selmouni qui m’avait déclaré avoir été
victime de violences au cours de sa garde à vue. Il m’a déclaré, ce jour, ne pas
m’avoir fait part à ce moment, de violences sexuelles subies, car il avait honte
d’en avoir été la victime.
L’examen du sphincter anal ne révèle aucune lésion permettant de corroborer ou
d’infirmer les dires du patient, essentiellement en raison du délai entre les
faits allégués et la date de l’examen.
Au plan somatique, les lésions décrites dans le certificat médical précédent ont
évolué favorablement sans complication.
Au plan des sévices sexuels allégués, en l’absence de tout retentissement
fonctionnel et de lésion visible, il n’y a pas lieu de prévoir d’ITTP
directement en rapport avec ces faits.
INCAPACITÉ TOTALE DE TRAVAIL PERSONNEL
Les lésions décrites dans le certificat médical initial et lors de ma précédente
expertise, correspondent à des lésions traumatiques sans caractère de gravité
(hématomes et contusions) et justifient une ITTP de 5 jours.
CONCLUSION
M. Selmouni déclare avoir été victime de sévices sexuels et avoir été frappé au
cours de sa garde à vue.
Les lésions traumatiques décrites ont justifié une ITTP de 5 jours. Le patient
déclare avoir constaté une diminution de l’acuité visuelle de son œil gauche. Un
examen ophtalmologique est indispensable pour établir une relation de causalité
avec les faits litigieux.
Au plan des sévices sexuels, en l’absence de toute lésion visible et de tout
retentissement fonctionnel, il n’y a pas lieu de prévoir d’ITTP. »
32. Par ordonnance en date du 15 juin 1993, la juge d’instruction décida de la
jonction des deux procédures relatives aux mêmes faits, sous l’unique référence
B.92.016.5118/4.
33. Elle entendit le requérant le 14 mai 1993, commit un expert le 9 juin 1993
et notifia le résultat de l’expertise médicale aux parties le 15 septembre 1993.
34. Le 7 juillet 1993, le requérant adressa copie des certificats médicaux des
29 novembre et 2 décembre 1991 à la juge d’instruction, tout en confirmant les
termes de sa plainte.
35. Dans une lettre adressée le 3 septembre 1993 au président de la dixième
chambre de la cour d’appel de Paris, saisie des infractions à la législation sur
les stupéfiants, le requérant indiqua avoir été violé avec la batte de base-ball
et ajouta qu’un inspecteur de police avait uriné sur sa personne. Avant cette
lettre, le requérant aurait également informé la présidente de la treizième
chambre du tribunal correctionnel de Bobigny des mauvais traitements subis
durant la garde à vue.
36. Par commission rogatoire du 8 octobre 1993, la juge d’instruction réitéra sa
demande formulée le 27 avril 1993, le délai fixé au 15 juin 1993 pour le dépôt
des procès-verbaux n’ayant pas été respecté. Par ailleurs, elle ordonna la
saisie des dossiers médicaux de M. Selmouni à l’hôpital de la prison de Fresnes,
à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, ainsi qu’à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu.
37. La juge d’instruction interrogea à nouveau les parties civiles le 6 décembre
1993, après retour des commissions rogatoires le 2 décembre 1993. Le requérant
obtint la désignation d’un avocat d’office dans le cadre de l’aide
juridictionnelle le 26 janvier 1994. Par lettres des 23 juin et 27 octobre 1994,
l’avocate désignée informa le requérant de ses difficultés à obtenir un permis
de communiquer.
38. Les parties civiles furent encore interrogées le 10 février 1994, date à
laquelle une parade d’identification fut organisée aux fins de reconnaissance
des policiers mis en cause. Parmi dix policiers qui lui furent présentés, M.
Selmouni en reconnut quatre : MM. Jean-Bernard Hervé, Christophe Staebler, Bruno
Gautier et Patrice Hurault.
39. La juge d’instruction, envisageant la mise en examen des policiers désignés
par les parties civiles, communiqua le dossier au ministère public le 1er mars
1994.
40. Le procureur de la République de Bobigny saisit le procureur général de
Paris, lequel saisit ensuite la Cour de cassation.
41. Par arrêt du 27 avril 1994, la Cour de cassation décida de dessaisir la juge
d’instruction de Bobigny au profit d’un juge du tribunal de grande instance de
Versailles, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.
L’information était à nouveau ouverte le 21 juin 1994, sous la référence
V.94.172.0178/3, par le procureur de la République près le tribunal de grande
instance de Versailles pour :
« violences ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours par personnes
dépositaires de l’autorité publique, agression sexuelle commise par plusieurs
auteurs ou complices, contre toutes personnes que l’information ferait connaître
».
42. Le 22 juin 1994, Mme Françoise Carlier-Prigent, vice-présidente du tribunal
de grande instance de Versailles chargée de l’instruction, se vit attribuer
l’affaire.
43. Le 8 août 1994, la juge d’instruction demanda la communication des deux
dossiers médicaux de M. Selmouni placés sous scellés par l’inspection générale
des services. Ces scellés lui furent transmis le 12 avril 1995.
44. Le 19 septembre 1995, M. Selmouni fut opéré de l’œil gauche à l’Hôtel-Dieu.
45. Par ordonnance du 22 septembre 1995, la juge d’instruction désigna le
docteur Biard, médecin expert en ophtalmologie, aux fins de procéder à un examen
ophtalmologique de M. Selmouni.
46. Le 5 janvier 1996, le délai accordé à l’expert médical pour déposer son
rapport fut prorogé. Le 18 janvier 1996, le rapport médical fut déposé. Le
docteur Biard fit le constat suivant :
« 1. La capacité visuelle de M. Selmouni s’est dégradée depuis l’intervention de
septembre 1995. Rien ne permet d’affirmer qu’elle se serait réellement dégradée
entre le 25 novembre 1991 et fin septembre 1995.
2. Les violences dont il aurait été l’objet, en l’occurrence les coups portés à
la face dans la région périorbitaire gauche, auraient pu entraîner des lésions
oculaires, mais en dehors des symptômes subjectifs de métamorphopsies, voire
d’une baisse de vision, et de la constatation isolée d’une membrane
épirétinienne, il n’a jamais été constaté de stigmate oculaire, en particulier
antérieur, ni de manifestations hémorragiques rétiniennes contemporaines des
traumatismes mis en cause permettant de les relier. Par contre, il a été
constaté des manifestations dégénératives en relation avec une affection
constitutionnelle (myopie bilatérale). »
47. Le 6 février 1996, le rapport médical fut notifié à M. Selmouni, ce dernier
étant par ailleurs auditionné. Il maintint ses accusations à l’encontre des
quatre policiers qu’il avait désignés. Le 7 mars 1996, l’autre partie civile, M.
Madi, fut également entendue. M. Madi désigna un cinquième policier, M. Alexis
Leclercq.
48. Par lettre du 2 mai 1996, la juge d’instruction demanda au directeur de la
police judiciaire les coordonnées des fonctionnaires de police mis en cause. Le
directeur de la police judiciaire répondit le 23 mai 1996.
49. Le 21 octobre 1996, la juge d’instruction adressa des avis de mise en examen
aux cinq policiers mis en cause par le requérant.
50. Les cinq policiers mis en cause par MM. Selmouni et Madi, à savoir MM.
Hervé, Staebler, Gautier, Leclercq et Hurault, firent respectivement l’objet
d’un interrogatoire de première comparution les 10, 24 et 31 janvier, 28 février
et 7 mars 1997. Ils furent mis en examen pour violences ayant entraîné une
incapacité totale de travail supérieure à huit jours par dépositaire de
l’autorité publique. MM. Hervé, Staebler, Gautier et Hurault furent également
mis en examen pour agression sexuelle par pluralité d’auteurs ou de complices.
51. Le 24 avril 1998, compte tenu des dénégations des policiers, qui soutenaient
que l’interpellation de M. Selmouni avait été « mouvementée », la juge
d’instruction désigna à nouveau le docteur Garnier en qualité d’expert, afin
d’examiner l’ensemble des dossiers et certificats médicaux dont M. Selmouni
faisait l’objet et pour dire si les lésions constatées pouvaient résulter d’une
interpellation « mouvementée » réalisée le 25 novembre 1991 vers 20 h 30 ou si,
au contraire, elles étaient compatibles avec les accusations du requérant.
52. Le même jour, le requérant demanda la réalisation d’un certain nombre
d’actes d’instructions, notamment une nouvelle confrontation, des compléments
d’expertises médicales, pour fixation du préjudice subi par lui, ainsi qu’un
transport sur les lieux de la garde à vue. Par ordonnance du 7 mai 1998, la juge
d’instruction rejeta les demandes, estimant notamment que certaines d’entre
elles étaient partiellement satisfaites.
53. Le 4 juin 1998, le requérant fut confronté aux quatre policiers. A cette
occasion, il précisa le rôle joué par chacun d’entre eux durant la garde à vue.
54. Le rapport du docteur Garnier fut déposé le 3 juillet 1998. L’expert conclut
son rapport dans les termes suivants :
« L’étude du dossier médical permet de dire qu’une progression des localisations
traumatiques a été constatée médicalement au cours de la garde à vue.
Un certain nombre correspond certainement à une interpellation « mouvementée »
le 25 novembre 1991 vers 20 heures 30 telle qu’elle a été décrite par les OPJ
[officiers de police judiciaire] en cause.
Les lésions, en particulier au niveau des membres inférieurs et des fesses, qui
n’ont pas été visualisées lors de l’examen initial, sont certainement
postérieures à cette interpellation et sont compatibles avec les déclarations du
patient.
En ce qui concerne les violences de type sodomie décrites par le patient, la
négativité de l’examen réalisé le 9 juin 1993, soit un an et demi après les
faits initiaux, ne permet ni d’exclure ni d’affirmer la réalité de ces faits. »
55. Le 25 août 1998, la juge d’instruction notifia un avis à partie signifiant
la fin de l’instruction à M. Selmouni. Le dossier d’instruction fut communiqué
au parquet le 15 septembre 1998.
56. Le 19 octobre 1998, le procureur de la République prit son réquisitoire
définitif. Il conclut notamment :
« (...) les dénégations des policiers mis en cause ne résistent pas davantage à
l’examen que leurs explications fondées sur une interpellation mouvementée ou
une rébellion au cours d’un interrogatoire.
La constance et la cohérence des déclarations d’Ahmed Selmouni et d’Abdelmajid
Madi justifient leur prise en considération. Elles sont, au surplus, corroborées
par des constatations d’ordre médical et forment ainsi, à l’encontre des cinq
personnes mises en cause, un ensemble de charges suffisantes pour que les faits
soient soumis à l’examen de la juridiction de jugement. (...) »
57. Par ordonnance du 21 octobre 1998, la juge d’instruction renvoya les cinq
policiers mis en cause par-devant le tribunal correctionnel de Versailles. Pour
ce qui est des faits allégués par M. Selmouni, la juge renvoya les quatre
policiers concernés devant le tribunal, des chefs de violences volontaires ayant
entraîné une incapacité totale de travail de moins de huit jours, et d’attentats
à la pudeur avec violences, contraintes et en réunion.
58. L’audience se tint devant le tribunal correctionnel de Versailles le 5
février 1999. Le requérant déposa des conclusions pour soulever une exception
d’incompétence du tribunal au profit de la cour d’assises, aux motifs que les
faits d’atteinte sexuelle constituaient en réalité des faits de viol, qu’il
était victime de coups et blessures volontaires ayant entraîné une infirmité
permanente, en l’espèce une perte d’acuité visuelle, commis par des dépositaires
de l’autorité publique et, enfin, que les sévices infligés devaient être
qualifiés d’actes de torture ayant précédé ou accompagné un crime. Cette
exception d’incompétence fut jointe au fond par le tribunal. A l’issue des
débats, le procureur de la République requit une peine de quatre ans
d’emprisonnement pour M. Hervé, et de trois ans pour MM. Staebler, Hurault et
Gautier. Le tribunal correctionnel mit l’affaire en délibéré jusqu’au 25
mars1999.
59. Par jugement du 25 mars 1999, le tribunal correctionnel de Versailles rejeta
l’exception d’incompétence soulevée par M. Selmouni, aux motifs, notamment, que
:
– pour la qualification des faits d’atteinte sexuelle en faits de viol :
« (...) Le tribunal doit toutefois relever que ni les certificats médicaux, ni
les expertises réalisées n’ont permis de mettre en évidence les faits de
pénétration anale décrits. Par ailleurs, Selmouni n’a pu identifier l’auteur du
viol dont il aurait été victime. En conséquence, ces faits ne peuvent être
retenus ; »
– pour la qualification de coups et blessures volontaires ayant entraîné une
infirmité permanente :
« (...) Le tribunal observe que l’expertise menée par le docteur Biard ne permet
pas d’établir le lien de causalité entre la perte d’acuité visuelle subie par
Selmouni et les coups reçus. Il n’y a donc pas lieu de faire droit à la requête
sur ce point ; »
– pour la qualification des sévices en actes de torture ayant précédé ou
accompagné un crime :
« Outre que ces actes n’étaient pas réprimés en tant que tels par l’ancien code
pénal applicable au moment des faits, en l’espèce, les actes de violence subis
par Ahmed Selmouni qui devraient selon lui être qualifiés d’actes de torture ou
de barbarie n’ont pas précédé ou accompagné de crime.
Le tribunal considère en conséquence que les faits qui lui sont soumis ne sont
pas susceptibles de recevoir une qualification criminelle. (...) »
60. Sur la culpabilité des policiers, le tribunal correctionnel releva qu’il
était « en présence de deux thèses parfaitement contradictoires » et décida
d’examiner « successivement » « un certain nombre d’explications » avancées par
les policiers : tenant « pour acquis (...) que les blessures [du requérant] ont
été occasionnées pendant la garde à vue ou pendant un temps très voisin », le
tribunal estima que des faits de rébellion de la part des parties civiles, lors
de leur arrestation, ne pouvaient suffire à expliquer l’ampleur des blessures
constatées ; que les éventuelles « incohérences » dans les déclarations des
parties civiles n’étaient pas déterminantes et que, dans l’ensemble, « les
parties civiles ont été constantes dans leur relation des faits et les moments
où ils se sont déroulés » ; que même en présence d’un dossier solide, « tout
fonctionnaire de police sait bien qu’un aveu est préférable et bien difficile
ensuite à contester pour un prévenu » ; qu’« un ensemble d’éléments permet
d’infirmer la thèse selon laquelle les parties civiles se sont concertées pour
dénoncer les fonctionnaires de police ».
61. Le tribunal correctionnel de Versailles, estimant que « l’ensemble des
éléments recueillis en cours d’information et lors des débats permet donc
d’établir que les faits se sont bien déroulés comme l’ont décrit les victimes »,
déclara les policiers coupables des faits reprochés. Estimant devoir faire « une
application exemplaire de la loi pénale », le tribunal condamna MM. Hurault,
Gautier et Staebler à une peine de trois ans d’emprisonnement. Concernant le
quatrième policier prévenu, le tribunal estima que :
« (...) en sa qualité d’inspecteur divisionnaire, chef du groupe des policiers,
Bernard Hervé porte la responsabilité des méthodes utilisées pour mener
l’enquête sous son contrôle et sa direction. En outre, il a participé
directement à ces violences en tirant les cheveux des parties civiles, qui l’ont
identifié sans équivoque pour être le chef.
Le tribunal estime devoir en conséquence sanctionner plus sévèrement les
agissements de Bernard Hervé en prononçant à son encontre une peine de quatre
années d’emprisonnement.
M. Hervé exerçant toujours une fonction de responsabilité, l’ordre public impose
que la peine soit exécutée immédiatement. Le tribunal décerne mandat de dépôt à
l’encontre de Bernard Hervé. »
62. Sur l’action de M. Selmouni, le tribunal correctionnel de Versailles le
déclara recevable en sa constitution de partie civile, constata qu’il n’avait
pas chiffré sa demande et qu’il se réservait de saisir les juridictions civiles,
et lui en donna acte.
63. Les policiers interjetèrent appel de ce jugement.
64. Le 8 avril 1999, la cour d’appel de Versailles rejeta une demande de mise en
liberté présentée par M. Hervé, aux motifs que :
« (...) les infractions en question, en raison de leur gravité hors du commun
compte tenu de la qualité d’officier de police judiciaire, chargé de faire
respecter la loi républicaine, du prévenu déclaré coupable par le premier juge,
ont provoqué un trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public (...) »
65. Par arrêt du 1er juillet 1999, après débats des 20 et 21 mai 1999, débats à
l’issue desquels M. Hervé fut remis en liberté, la cour d’appel de Versailles
relaxa les policiers au bénéfice du doute du chef d’attentat à la pudeur, mais
elle les déclara coupables de « coups et blessures volontaires avec ou sous la
menace d’une arme, ayant occasionné une incapacité totale de travail inférieure
à huit jours pour Selmouni et supérieure à huit jours pour Madi, par des
fonctionnaires de police à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions et sans
motif légitime ». Elle condamna M. Hervé à une peine de dix-huit mois
d’emprisonnement dont quinze mois avec sursis, MM. Gautier et Staebler à quinze
mois d’emprisonnement avec sursis et M. Hurault à douze mois d’emprisonnement
avec sursis. La cour d’appel motiva notamment sa décision dans les termes
suivants :
« Sur la culpabilité
Sur les coups et blessures volontaires
Considérant que dans l’absolu la parole d’un policier, a fortiori celle d’un
officier de police judiciaire est plus crédible que celle d’un trafiquant de
drogue ; que toutefois ce postulat est fragilisé, voire ébranlé, lorsque les
déclarations des délinquants sont confortées par des éléments extérieurs tels
que des constatations médicales ; qu’il est encore plus fortement remis en
question lorsque les explications des policiers connaissent des variations
significatives au fil de la procédure ; qu’enfin le préjugé favorable dont
bénéficient ces derniers est anéanti s’il est démontré, comme en l’espèce, que
les procès-verbaux rédigés ne reflètent pas la vérité ;
Sur les constats médicaux
Considérant que les accusations portées par les parties civiles sont confortées
par des constatations médicales non équivoques ; qu’en premier lieu, en ce qui
concerne Selmouni, l’expert Garnier a relevé, dans son rapport du 5 mai 1998,
que tous les médecins qui ont procédé à son examen, pendant sa garde à vue, ont
constaté des lésions d’origine traumatique au niveau du bras gauche, de la
région orbitaire gauche, du cuir chevelu et du dos ; que, dès le 29 novembre
1991, des lésions supplémentaires ont été visualisées au niveau des membres
inférieurs ; qu’il a ajouté que, dans son examen du 7 décembre 1991, il avait
retrouvé des lésions antérieurement décrites et en a trouvé d’autres au niveau
des fesses et de la cheville droite ;
Considérant ainsi que l’étendue des lésions progressait sur la personne de
Selmouni au fur et à mesure qu’avançait la garde à vue sans que celle-ci ait été
interrompue ;
Considérant que l’ecchymose palpébrale gauche, la cicatrice fine linéaire d’un
centimètre dans le prolongement du sourcil gauche, les hématomes sous-orbitaires
droit et gauche constatés le 29 novembre 1991 par le docteur Edery, puis
qualifiés « d’hématomes en lunettes » le 2 décembre 1991 par le docteur Nicot,
sont compatibles avec les coups de poing évoqués par Selmouni ;
Considérant que les hématomes divers constatés sur le thorax, les flancs gauche
et droit, le ventre, sont compatibles avec les coups de poing et de pied évoqués
par Selmouni dans sa déclaration du 7 décembre 1991 ;
Considérant que les douleurs du cuir chevelu et céphalées mentionnées par les
docteurs Aoustin et Edery, sont également de nature à conforter les déclarations
de Selmouni, selon lesquelles il a été tiré par les cheveux et a été l’objet de
« petits coups répétés » sur la tête avec un instrument pouvant correspondre à
une batte de base-ball ;
Considérant que les hématomes relevés sur les fesses et les cuisses ne peuvent
provenir que de coups portés par un objet contondant ; que de même les lésions
apparentes au niveau des jambes, des chevilles et des pieds sont concordantes
avec les coups ou écrasements dont s’est plaint Selmouni ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les lésions objectives,
constatées par les examens successifs, correspondent aux coups décrits par
Selmouni ;
Considérant en ce qui concerne Madi que les certificats médicaux et expertises
attestent de la réalité et de l’intensité des coups qui lui ont été portés ; que
par ailleurs, comme énoncé par l’expert, le délai entre l’apparition des lésions
objectivées et les faits litigieux milite en faveur de microtraumatismes répétés
;
Considérant que les excoriations au niveau du cuir chevelu sont bien en
concordance avec ses déclarations ; qu’il a en effet soutenu à de multiples
reprises avoir été victime de coups répétés sur la tête avec un objet contondant
;
Considérant que la forme rectangulaire de l’hématome volumineux de la cuisse
droite et des trois hématomes de la cuisse gauche correspond parfaitement à des
coups portés par un objet contondant, tel que décrit par le plaignant ;
Sur les versions des prévenus
Considérant que les explications des prévenus quant à l’origine des lésions
constatées manquent totalement de crédibilité ; qu’elles ont d’ailleurs, sur ces
points comme sur d’autres, été fluctuantes ; qu’ainsi, Bernard Hervé, après
avoir d’abord affirmé qu’il était intervenu en renfort pour interpeller Selmouni
(D57), a expliqué ensuite qu’il ne se trouvait pas dans la rue où avait lieu
l’interpellation mais à l’intérieur de l’hôtel ;
Considérant que les prévenus soutiennent que les accusations portées résultent
d’une concertation orchestrée ; qu’il y a lieu de relever sur ce point que, tout
au long de sept années d’enquête puis d’instruction, aucun élément n’a été
recueilli qui puisse accréditer cette thèse ; que les plaignants avaient des
intérêts sensiblement divergents ; que les descriptions successives des sévices
qu’ils prétendaient avoir endurés ne laissent apparaître aucune connivence,
étant souligné que, pour sa part, Selmouni n’a pratiquement jamais été assisté
d’un conseil dans la procédure relative au trafic de stupéfiants ;
Considérant qu’il n’est pas sans intérêt de noter que Madi et Selmouni, n’ayant
jamais été antérieurement placés en garde à vue, ne pouvaient non plus utiliser
leur expérience en la matière pour échafauder un montage mensonger ;
Considérant que l’interpellation de Selmouni à proximité de son hôtel, même en
la supposant quelque peu mouvementée, ne peut expliquer ni l’importance des
blessures ni leur apparition progressive confirmée par les photographies versées
au dossier alors que, sitôt après, les policiers concernés n’ont pas fait
constater de traces suspectes tant sur leur personne que sur celle de Selmouni,
traces qui auraient justifié un examen médical approfondi et ce, dans leur
intérêt même ;
Considérant, pour ce qui est de Madi, que la version des policiers, selon
laquelle il se serait volontairement frappé la tête contre le mur et une
armoire, n’est pas compatible avec les conclusions des expertises médicales ;
Que l’expert a en effet relevé que, dans ce type d’événement, il est habituel de
constater, au moment des faits, des lésions traumatiques franches, voire des
plaies hémorragiques, ce qui n’a pas été le cas ;
Que l’ensemble de ces éléments conduit la Cour à se convaincre de ce que la
rébellion alléguée a été imaginée par les mis en cause pour justifier
l’importance et la localisation des hématomes et lésions présentés par le gardé
à vue ;
Sur la fiabilité des procès-verbaux
Considérant que les policiers du SDPJ 93 et notamment Jean-Bernard Hervé ont
admis à la barre que plusieurs procès-verbaux établis lors de la garde à vue de
Selmouni et Madi portaient des mentions inexactes tant au niveau des horaires
que de l’identité des rédacteurs ; qu’aucune explication logique n’a été donnée
à ce sujet de nature à entraîner l’adhésion de la Cour ; que, par exemple,
Hurault a relaté par procès-verbal (D114) la perquisition à laquelle il a
procédé à Gonesse, le 26 novembre de 17 h 30 à 18 h 55, et a « constaté » à 18 h
45, soit au même moment, dans un autre procès-verbal (D158) la rébellion de Madi,
expliquant en outre devant la Cour être intervenu pour le calmer ;
Considérant que l’absence totale de fiabilité des actes établis par les
enquêteurs s’avère gravissime dans la mesure où l’ensemble du fonctionnement de
la justice pénale repose sur la confiance pouvant être accordée aux
procès-verbaux des officiers et agents de police judiciaire ;
Considérant, au vu de l’ensemble de ces éléments, que les brutalités reprochées
aux prévenus sont caractérisées et que c’est à juste titre que les premiers
juges ont estimé qu’ils n’avaient fait que masquer dans la procédure la réalité
de leurs agissements ;
(...)
Sur la peine
Considérant que les faits dont les prévenus se sont rendus coupables revêtent
une exceptionnelle gravité, ce qui exclut qu’ils puissent bénéficier des
dispositions de la loi d’amnistie du 3 août 1995 ; qu’il y a lieu de les
considérer comme des traitements particulièrement dégradants ; qu’ayant été
commis par des fonctionnaires d’autorité, chargés de faire respecter la loi
républicaine, ils doivent être réprimés sans faiblesse, un tel comportement ne
pouvant trouver de justification et ce, quels que soient la personnalité des
délinquants mis à leur disposition et leur degré de perversion et de dangerosité
;
Considérant que la gravité de ces faits est toutefois sans commune mesure avec
celle qui aurait été la leur si les sévices sexuels avaient été caractérisés et
retenus ; que par ailleurs, ils n’apparaissent pas avoir été le résultat d’une
concertation préalable organisée ; qu’au vu de leur participation respective, de
l’absence d’antécédents, et des dossiers administratifs des prévenus, la Cour
estime devoir réduire de manière conséquente le quantum des peines
d’emprisonnement, comme indiqué au dispositif, et laisser à l’autorité
hiérarchique le soin d’apprécier les suites disciplinaires qui s’imposent en
l’espèce, en assortissant ces peines d’un sursis simple, de manière partielle
seulement pour ce qui concerne Hervé dont la responsabilité apparaît plus
importante, eu égard à sa qualité de chef ;
(...) »
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
66. M. Selmouni a saisi la Commission le 28 décembre 1992, dénonçant une
violation des articles 3 et 6 § 1 de la Convention.
67. Le 25 novembre 1996, la Commission déclara la requête (n° 25803/94)
recevable. Dans son rapport du 11 décembre 1997 (ancien article 31 de la
Convention), elle conclut, à l’unanimité, à une violation des articles 3 et 6 §
1. Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il
s’accompagne figure en annexe au présent arrêt .
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES A LA COUR
68. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour à dire que le requérant,
concernant le grief tiré de l’article 3 de la Convention, n’a pas épuisé les
voies de recours internes et, à titre subsidiaire, que les faits reprochés aux
policiers mis en cause ne peuvent pas s’analyser en « torture ». Par ailleurs,
le Gouvernement reconnaît le caractère excessif de la durée globale de la
procédure au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.
69. De son côté, le requérant prie la Cour de constater qu’il y a eu violation
des articles 3 et 6 § 1 de la Convention et de lui allouer une satisfaction
équitable au titre de l’article 41.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
70. Le requérant se plaint de ce que le déroulement de sa garde à vue a entraîné
une violation de l’article 3 de la Convention, libellé comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains
ou dégradants. »
A. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
71. Le Gouvernement soutient à titre principal, comme déjà devant la Commission,
que le grief tiré de l’article 3 ne peut être examiné en l’état par la Cour, en
raison du défaut d’épuisement, par le requérant, des voies de recours internes.
Le Gouvernement estime que la constitution de partie civile du requérant dans le
cadre de la procédure pénale diligentée à l’encontre des policiers constitue un
recours normalement disponible et suffisant pour lui permettre d’obtenir
réparation des préjudices allégués. Selon le Gouvernement, force est de
reconnaître que la procédure a connu des développements majeurs depuis le
constat de la Commission du 25 novembre 1996. Il estime cependant qu’il n’existe
pas en l’espèce « certaines circonstances particulières » susceptibles de
permettre aux organes de la Convention de dispenser le requérant de son
obligation d’épuiser les voies de recours internes (arrêt Akdivar et autres c.
Turquie du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV). Il
estime qu’on ne peut lui reprocher une « passivité totale », puisqu’une enquête
administrative a bien eu lieu à l’initiative du parquet de Bobigny, ce dernier
ayant ensuite requis l’ouverture d’une information le 22 février 1993. Par
ailleurs, il note que si le traitement de la procédure n’a pas été uniforme,
connaissant des périodes de grande diligence alternant avec des phases de
latence, il a cependant permis le renvoi des fonctionnaires de police devant le
tribunal correctionnel de Versailles. Or le Gouvernement relève qu’en cas de
condamnation des policiers, M. Selmouni pourrait solliciter, en sa qualité de
partie civile, l’octroi d’une indemnisation en raison des préjudices subis :
dans cette perspective, sa participation à la procédure pénale ne saurait être
tenue pour « inefficace » au sens de la jurisprudence de la Convention.
Par ailleurs, le Gouvernement estime que la présente affaire se distingue de
l’affaire Mitap et Müftüoğlu c. Turquie citée par la Commission dans sa décision
sur la recevabilité (requêtes ns 15530/89 et 15531/89, décision du 10 octobre
1991, Décisions et rapports (DR) 72, p. 169), ainsi que des affaires Tomasi c.
France (requête n° 12850/87, décision du 13 mars 1990, DR 64, p. 128) et
Ringeisen c. Autriche du 16 juillet 1971 (série A n° 13), dans lesquelles il fut
admis que le dernier échelon des recours internes avait été atteint peu après le
dépôt de la requête, mais avant que la Commission n’ait été appelée à se
prononcer sur la recevabilité. Non seulement la Commission n’aurait donc pas
suivi sa jurisprudence habituelle, mais en outre l’affaire Mitap et Müftüoğlu
concernait la durée d’une procédure, non la violation alléguée des dispositions
de l’article 3.
Le Gouvernement estime que la durée excessive de l’examen du recours exercé par
le requérant ne peut conduire ipso facto au constat de son inefficacité et qu’il
convient, en l’espèce, de prendre dûment en considération le fait que les
policiers mis en cause ont à répondre des faits qui leur sont reprochés devant
les juridictions pénales internes. La requête soumise à l’examen de la Cour
serait donc prématurée.
72. Le requérant rétorque qu’il a satisfait à l’obligation d’épuiser les voies
de recours internes. Il rappelle qu’il a déclaré déposer plainte dès la fin de
son audition par un officier de police judiciaire de l’inspection générale de la
police nationale le 1er décembre 1992. Il ajoute qu’ensuite, face à l’inertie du
parquet près le tribunal de grande instance de Bobigny, il a déposé une plainte
avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction datée
du 1er février 1993, enregistrée le 15 mars de la même année. Par la suite, le
requérant estime qu’il ne disposait d’aucun recours pour faire accélérer le
cours de la procédure. Il cite l’affaire Aksoy c. Turquie (arrêt du 18 décembre
1996, Recueil 1996-VI), pour conclure que « rien n’impose d’user de recours qui
ne sont ni adéquats, ni effectifs », ce qui aurait été assurément le cas en
l’espèce.
73. Selon la Commission, M. Selmouni a satisfait aux exigences de l’article 35
de la Convention. Elle estime, compte tenu de la gravité des allégations du
requérant et de l’ancienneté des faits, que les autorités n’ont pas pris toutes
les mesures positives que les circonstances de la cause imposaient pour faire
aboutir rapidement l’instruction.
74. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats
contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre
eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention
(voir, par exemple, les arrêts Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A
n° 296 A, p. 18, § 33 ; Remli c. France du 23 avril 1996, Recueil 1996-II, p.
571, § 33). Les Etats n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant un
organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la
situation dans leur ordre juridique interne. Cette règle se fonde sur
l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle
présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif
quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important
du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention
revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie
des droits de l’homme (arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série
A n° 24, p. 22, § 48, Akdivar et autres précité, p. 1210, § 65). Ainsi, le grief
dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance,
dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les
juridictions nationales appropriées (arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991,
série A n° 200, p. 18, § 34).
75. Néanmoins, les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent
l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées,
disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude
non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent
l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de
démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, notamment, les arrêts
Vernillo c. France du 20 février 1991, série A n° 198, pp. 11-12, § 27 ; Akdivar
et autres précité, p. 1210, § 66 ; Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil
1998-I, pp. 87-88, § 38). De plus, selon les « principes de droit international
généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser
le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui
(arrêt Van Oosterwijck c. Belgique du 6 novembre 1980, série A n° 40, pp. 18-19,
§§ 36-40).
76. L’article 35 prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il incombe
au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours
était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des
faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au
requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives
raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est au requérant
qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été
employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif
compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances
particulières le dispensaient de cette obligation (arrêt Akdivar et autres
précité, p. 1211, § 68). L’un de ces éléments peut être la passivité totale des
autorités nationales face à des allégations sérieuses selon lesquelles des
agents de l’Etat ont commis des fautes ou causé un préjudice, par exemple
lorsqu’elles n’ouvrent aucune enquête ou ne proposent aucune aide. Dans ces
conditions, l’on peut dire que la charge de la preuve se déplace à nouveau, et
qu’il incombe à l’Etat défendeur de montrer quelles mesures il a prises eu égard
à l’ampleur et à la gravité des faits dénoncés (ibidem).
77. La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte
du contexte. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 doit s’appliquer avec une
certaine souplesse et sans formalisme excessif (arrêt Cardot précité, p. 18, §
34). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours
internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un
caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux
circonstances de la cause (arrêt Van Oosterwijck précité, pp. 17-18, § 35). Cela
signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste, non
seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie
contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans
lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants
(arrêt Akdivar et autres précité, p. 1211, § 69).
78. En l’espèce, la Cour relève qu’une expertise médicale a été ordonnée par le
juge d’instruction chargé de la procédure diligentée contre le requérant dès la
fin de la garde à vue, le 29 novembre 1991 (paragraphe 16 ci-dessus) et qu’une
enquête préliminaire a été diligentée sous l’autorité du ministère public
(notamment, paragraphe 25 ci-dessus). Cependant, la Cour constate, d’une part,
que cette enquête préliminaire n’a donné lieu à l’audition du requérant que plus
d’un an après les faits (paragraphe 24 ci-dessus) et, d’autre part, que
l’ouverture d’une information ne fut requise qu’après le dépôt, le 1er février
1993, de la plainte avec constitution de partie civile du requérant (paragraphes
28 29 ci-dessus).
La Cour note que les circonstances de l’espèce font apparaître un certain nombre
d’autres délais sur lesquels il convient de s’attarder. Il s’est ainsi écoulé :
pratiquement un an entre l’expertise médicale du 7 décembre 1991 (paragraphe 18
ci-dessus) et l’audition du requérant par l’inspection générale des services
(paragraphe 24 ci-dessus) ; à nouveau presque une année entre l’ouverture d’une
information judiciaire (paragraphe 29 ci-dessus) et l’organisation d’une parade
d’identification des policiers (paragraphe 38 ci-dessus) ; entre cette
identification et la mise en examen des policiers mis en cause (paragraphe 50
ci-dessus), deux ans et plus de huit mois. Au total, la Cour relève avec la
Commission que, cinq ans après les faits, aucune mise en examen n’était
intervenue nonobstant l’identification des policiers mis en cause par le
requérant. Elle constate que les policiers n’ont finalement comparu devant le
tribunal (paragraphe 58 ci-dessus) que pratiquement cinq ans après leur
identification et sept ans après la garde à vue litigieuse.
79. Ainsi, de l’avis de la Cour, il s’agit moins de savoir s’il y a eu une
enquête, puisque son existence est avérée, que d’apprécier la diligence avec
laquelle elle a été menée, la volonté des autorités d’aboutir à l’identification
des responsables ainsi qu’à leur poursuite et, partant, son caractère « effectif
». Cette question revêt un aspect particulier si l’on se rappelle que, lorsqu’un
individu formule une allégation défendable de violation des dispositions de
l’article 3 (ainsi d’ailleurs que de l’article 2), la notion de recours effectif
implique, de la part de l’Etat, des investigations approfondies et effectives
propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir,
notamment, arrêts Aksoy précité, p. 2287, § 98 ; Assenov et autres c. Bulgarie
du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102 ; mutatis mutandis, arrêt
Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, pp. 34-35, § 88). La
Cour considère que les allégations de M. Selmouni, dont le caractère au moins
défendable ressortait de certificats médicaux connus des autorités, étaient
d’une nature particulièrement grave, tant au regard des faits invoqués que de la
qualité des personnes mises en cause.
80. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime, avec la Commission, que les
autorités n’ont pas pris les mesures positives que les circonstances de la cause
imposaient pour faire aboutir le recours invoqué par le Gouvernement.
81. En conséquence, faute d’explications convaincantes du Gouvernement sur le
caractère « effectif » et « adéquat » du recours invoqué par lui, à savoir une
plainte avec constitution de partie civile, la Cour estime que le recours dont
le requérant disposait n’était pas, en l’espèce, normalement disponible et
suffisant pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue.
Tout en soulignant que sa décision se limite aux circonstances de l’espèce et ne
doit pas s’interpréter comme une déclaration générale signifiant qu’une plainte
avec constitution de partie civile ne constitue jamais un recours qui doit être
tenté en cas d’allégation de mauvais traitements au cours d’une garde à vue, la
Cour décide que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
B. Sur le bien-fondé du grief
1. Sur l’appréciation des faits par la Cour
82. Le requérant se plaint d’avoir subi plusieurs sévices, notamment : des coups
répétés avec les poings, les pieds et des objets ; le fait de l’avoir mis à
genoux devant une jeune femme en disant à celle-ci « Tiens, tu vas entendre
quelqu’un chanter » ; le fait qu’un policier lui ait présenté son sexe en lui
disant « Tiens, suce-le » avant de lui uriner dessus ; le fait de le menacer
avec un chalumeau, puis avec une seringue ; etc. Le requérant se plaint
également d’avoir été violé avec une petite matraque noire, après qu’on lui
aurait dit : « Vous, les arabes, vous aimez être baisés ». Il insiste sur la
constance et la cohérence de ses déclarations tout au long de la procédure. Il
estime que les expertises médicales et les auditions des médecins l’ayant
examiné établissent le lien de causalité avec les faits qui se sont déroulés
durant la garde à vue et crédibilisent ses accusations.
83. La Commission estime que les certificats et rapports médicaux, établis en
toute indépendance par des praticiens, attestent de l’intensité et de la
multiplicité des coups portés au requérant.
84. Le gouvernement néerlandais, dans son mémoire, approuve la Commission quant
à l’analyse des faits.
85. Le gouvernement français, dans ses observations subsidiaires sur le
bien-fondé du grief, rappelle que les faits allégués n’ont pas encore été
définitivement jugés et que les policiers mis en cause doivent bénéficier de la
présomption d’innocence, conformément aux dispositions de l’article 6 § 2 de la
Convention.
86. La Cour rappelle sa jurisprudence constante, d’après laquelle le système de
la Convention, avant le 1er novembre 1998, confiait en premier lieu à la
Commission l’établissement et la vérification des faits (anciens articles 28 § 1
et 31). Aussi n’usait-elle de ses propres pouvoirs en la matière que dans des
circonstances exceptionnelles. Toutefois, elle n’est pas liée par les
constatations du rapport et demeure libre d’apprécier les faits elle-même, à la
lumière de tous les éléments qu’elle possède (voir, notamment, arrêts Cruz Varas
et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A n° 201, p. 29, § 74, McCann et
autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, p. 50, § 168, Aksoy
précité, p. 2272, § 38).
87. La Cour considère que lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors
qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment
de sa libération, il incombe à l’Etat de fournir une explication plausible pour
l’origine des blessures, à défaut de quoi l’article 3 de la Convention trouve
manifestement à s’appliquer (arrêts Tomasi c. France du 27 août 1992, série A n°
241-A, pp. 40-41, §§ 108 111, et Ribitsch c. Autriche du 4 décembre 1995, série
A n° 336, pp. 25-26, § 34). Par ailleurs, la Cour rappelle également que la
plainte avec constitution de partie civile déposée par M. Selmouni vise les
policiers mis en cause (paragraphe 28 ci-dessus) et que la question de la
culpabilité de ces derniers relève de la seule compétence des juridictions,
notamment pénales, françaises. Quelle que soit l’issue de la procédure engagée
au plan interne, un constat de culpabilité ou non des policiers ne saurait
dégager l’Etat défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention (arrêt
Ribitsch précité) : il lui appartient donc de fournir une explication plausible
sur l’origine des blessures de M. Selmouni.
88. En l’espèce, la Cour estime devoir accepter, pour l’essentiel, les faits
établis par la Commission car elle est convaincue, au vu des éléments de preuve
examinés par elle, que la Commission pouvait à juste titre conclure que les
allégations du requérant étaient prouvées au-delà de tout doute raisonnable,
sachant qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices suffisamment
graves, précis et concordants (arrêts Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978,
série A n° 25, pp. 64-65, § 161, Aydın c. Turquie du 25 septembre 1997, Recueil
1997-VI, p. 1889, § 73). L’existence de plusieurs certificats médicaux contenant
des informations précises et concordantes, ainsi que l’absence d’explication
plausible pour l’origine des blessures, justifiaient la conclusion de la
Commission. L’analyse de la Cour s’écarte néanmoins de l’avis de la Commission
pour deux raisons.
D’une part, s’agissant des faits contenus dans les déclarations de M. Selmouni
et qui ne ressortent pas des expertises médicales, la Cour juge, contrairement à
la Commission, qu’il lui appartient de se prononcer sur cette question. A cet
égard, elle note que les observations en défense du Gouvernement, nonobstant sa
volonté de privilégier la question relative à la recevabilité de la requête,
contiennent des développements – à titre subsidiaire – relatifs à la gravité des
faits et à leur qualification possible au regard de l’article 3 de la
Convention. Le Gouvernement y discute de la gravité des lésions alléguées au vu
de la seconde expertise du docteur Garnier (paragraphe 31 ci-dessus) et de
l’expertise ophtalmologique du docteur Biard (paragraphe 46 ci-dessus). Ainsi,
nonobstant ces développements subsidiaires, le Gouvernement ne conteste à aucun
moment les autres faits évoqués par M. Selmouni. La Cour relève d’ailleurs, à
titre surabondant, que ces faits ont été tenus pour acquis tant par le tribunal
correctionnel, à l’exception des allégations de viol et de la perte d’acuité
visuelle (paragraphes 59-61 ci-dessus), que par la cour d’appel de Versailles, à
l’exception des agressions à caractère sexuel (paragraphe 65 ci-dessus).
89. En conséquence, la Cour est d’avis que, dans le cadre du grief soumis à son
examen, ces faits peuvent être considérés comme établis.
90. La Cour considère cependant qu’il n’est pas prouvé qu’un viol ait été commis
sur la personne de M. Selmouni, la dénonciation de tels faits étant intervenue
trop tard pour permettre d’en exclure ou d’en affirmer médicalement la réalité
(paragraphe 54 ci-dessus). De même, l’expertise médicale n’a pas permis
d’établir l’existence d’un lien de causalité entre la perte d’acuité visuelle
évoquée par le requérant et les faits qui se sont déroulés durant la garde à vue
(paragraphe 46 ci-dessus).
2. Sur la gravité des traitements dénoncés
91. Le requérant prétend que le seuil de gravité requis pour l’application de
l’article 3 a été atteint en l’espèce. Quant à la motivation des policiers, il
estime qu’elle consistait à obtenir des aveux, puisqu’il avait été dénoncé et
que les policiers auraient été convaincus de sa culpabilité, alors même que la
fouille à corps et la perquisition lors de son arrestation n’avaient rien donné
; qu’âgé de quarante-neuf ans, il n’avait jamais été condamné ni même interpellé
; qu’il refusait d’avouer sa participation au trafic de stupéfiants sur lequel
les policiers enquêtaient. Il considère que les actes de souffrance lui étaient
délibérément infligés, compte tenu de la répétition des interrogatoires, de
jour, mais aussi et surtout de nuit.
Le requérant considère que les traitements infligés étaient de nature
corporelle, mais également morale. Il estime que de telles pratiques policières
existent, qu’elles sont connues et qu’elles nécessitent une préparation, un
entraînement ainsi qu’une volonté délibérée, dans le but d’obtenir des aveux ou
des informations. Selon lui, la gravité et la cruauté des souffrances qui lui
auraient été infligées justifient, au regard des faits de l’espèce, que soit
retenue la qualification de torture au sens de l’article 3 de la Convention.
92. La Commission estime que les coups portés au requérant ont provoqué de
véritables lésions ainsi que de vives souffrances physiques et morales. Selon
elle, le traitement auquel le requérant a été soumis ne peut l’avoir été que
délibérément et dans le but, notamment, d’obtenir des aveux ou des
renseignements. La Commission considère que ce traitement, infligé par un ou
plusieurs fonctionnaires de l’Etat, tel qu’il résulte des certificats médicaux,
était d’une nature tellement grave et cruelle que l’on ne peut le qualifier que
de torture, sans avoir à se prononcer sur les autres faits, notamment de viol,
invoqués par le requérant.
93. Le gouvernement néerlandais, dans son mémoire, approuve la Commission quant
à l’évaluation des faits à la lumière des dispositions de la Convention et la
conclusion qui en découle.
94. Le gouvernement français note une contradiction entre la Commission, qui a
relevé la « gravité » des lésions constatées par le docteur Garnier dans son
rapport du 7 décembre 1991, et le constat du docteur Garnier lui-même puisqu’il
a conclu, dans un rapport ultérieur, que lesdites lésions étaient « sans
caractère de gravité ». Le Gouvernement estime également que l’expertise
ophtalmologique conclut à l’absence de lien de causalité entre les faits
allégués et la perte d’acuité visuelle.
En tout état de cause, il considère, tant au vu de la jurisprudence de la Cour
(arrêts précités Irlande c. Royaume-Uni, et Tomasi et Aydın) que des
circonstances de l’espèce, que les mauvais traitements dont les policiers se
seraient rendus coupables ne sauraient s’analyser en « torture » au sens de
l’article 3 de la Convention.
95. La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales
des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles,
telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe
en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou
dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste
avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1
et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de
danger public menaçant la vie de la nation (arrêts précités Irlande c.
Royaume-Uni, p. 65, § 163, et Soering, pp. 34-35, § 88, et Chahal c. Royaume-Uni
du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79).
96. Pour déterminer s’il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière
de mauvais traitements, la Cour doit avoir égard à la distinction, que comporte
l’article 3, entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants.
Ainsi qu’elle l’a relevé précédemment, cette distinction paraît avoir été
consacrée par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements
inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (arrêt
Irlande c. Royaume-Uni précité, pp. 66-67, § 167).
97. La Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987,
connaît également une telle distinction. Cela ressort des dispositions de ses
articles 1er et 16, aux termes desquels :
Article 1er
« 1. Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte
par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont
intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle
ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte
qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de
l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression
sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de
discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles
souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre
personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement
exprès ou tacite. (...) »
Article 16, 1er alinéa
« 1. Tout Etat partie s’engage à interdire dans tout territoire sous sa
juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est
définie à l’article premier lorsque de tels actes sont commis par un agent de la
fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son
instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En particulier, les
obligations énoncées aux articles 10, 11, 12 et 13 sont applicables moyennant le
remplacement de la mention de la torture par la mention d’autres formes de
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
98. La Cour constate que l’ensemble des lésions relevées dans les différents
certificats médicaux (paragraphes 11-15 et 17-20 ci-dessus), ainsi que les
déclarations du requérant sur les mauvais traitements dont il a fait l’objet
durant sa garde à vue (paragraphes 18 et 24 ci-dessus) établissent l’existence
de douleurs ou de souffrances physiques et, à n’en pas douter nonobstant
l’absence regrettable d’expertise psychologique de M. Selmouni à la suite de ces
faits, mentales. Le déroulement des faits atteste également que les douleurs ou
souffrances ont été infligées intentionnellement au requérant, aux fins
notamment d’obtenir des aveux sur les faits qui lui étaient reprochés. Enfin, il
ressort clairement des certificats médicaux joints au dossier de la procédure
que les multiples violences ont été directement exercées par des policiers dans
l’exercice de leurs fonctions.
99. Les actes dénoncés étaient assurément de nature à créer des sentiments de
peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser
éventuellement la résistance physique et morale du requérant. La Cour relève
donc des éléments assez sérieux pour conférer à ce traitement un caractère
inhumain et dégradant (arrêts Irlande c. Royaume-Uni précité, pp. 66-67, § 167 ;
Tomasi précité, p. 42, § 115). En tout état de cause, la Cour rappelle qu’à
l’égard d’une personne privée de sa liberté l’usage de la force physique qui
n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de ladite personne
porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du
droit garanti par l’article 3 (arrêts Ribitsch précité, p. 26, § 38, Tekin c.
Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, § 53).
100. Autrement dit, en l’espèce, reste à savoir si les « douleurs ou souffrances
» infligées à M. Selmouni peuvent être qualifiées d’« aiguës » au sens de
l’article 1er de la Convention des Nations unies. La Cour estime que ce
caractère « aigu » est, à l’instar du « minimum de gravité » requis pour
l’application de l’article 3, relatif par essence ; il dépend de l’ensemble des
données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets
physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé
de la victime, etc.
101. La Cour a déjà eu l’occasion de juger d’affaires dans lesquelles elle a
conclu à l’existence de traitements ne pouvant être qualifiés que de torture
(arrêts Aksoy précité, p. 2279, § 64, Aydın précité, pp. 1891-1892, §§ 83-84 et
86). Cependant, compte tenu de ce que la Convention est un « instrument vivant à
interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles » (voir, notamment,
arrêts Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A n° 26, pp. 15-16, § 31,
Soering précité, p. 40, § 102, Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995, série A n°
310, pp. 26-27, § 71), la Cour estime que certains actes autrefois qualifiés de
« traitements inhumains et dégradants », et non de « torture », pourraient
recevoir une qualification différente à l’avenir. La Cour estime en effet que le
niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et
des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus
grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques.
102. La Cour a pu se convaincre de la multitude des coups portés à M. Selmouni.
Quel que soit l’état de santé d’une personne, on peut supposer qu’une telle
intensité de coups provoque des douleurs importantes. La Cour note d’ailleurs
qu’un coup porté ne provoque pas automatiquement une marque visible sur le
corps. Or, au vu du rapport d’expertise médicale réalisé le 7 décembre 1991 par
le docteur Garnier (paragraphes 18 20 ci-dessus), la quasi-totalité du corps de
M. Selmouni portait des traces des violences subies.
103. La Cour relève également que le requérant a été tiré par les cheveux ;
qu’il a dû courir dans un couloir le long duquel des policiers se plaçaient pour
le faire trébucher ; qu’il a été mis à genoux devant une jeune femme à qui il
fut déclaré « Tiens, tu vas entendre quelqu’un chanter » ; qu’un policier lui a
ultérieurement présenté son sexe en lui disant « Tiens, suce-le » avant de lui
uriner dessus ; qu’il a été menacé avec un chalumeau puis avec une seringue
(paragraphe 24 ci-dessus). Outre la violence des faits décrits, la Cour ne peut
que constater leur caractère odieux et humiliant pour toute personne, quel que
soit son état.
104. La Cour note enfin que ces faits ne peuvent se résumer à une période donnée
de la garde à vue au cours de laquelle, sans que cela puisse aucunement le
justifier, la tension et les passions exacerbées auraient conduit à de tels
excès : il est en effet clairement établi que M. Selmouni a subi des violences
répétées et prolongées, réparties sur plusieurs jours d’interrogatoires
(paragraphes 11-14 ci-dessus).
105. Dans ces conditions, la Cour est convaincue que les actes de violence
physique et mentale commis sur la personne du requérant, pris dans leur
ensemble, ont provoqué des douleurs et des souffrances « aiguës » et revêtent un
caractère particulièrement grave et cruel. De tels agissements doivent être
regardés comme des actes de torture au sens de l’article 3 de la Convention.
3. Conclusion
106. Partant, il y a eu violation de l’article 3.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
107. Le requérant soutient que la procédure relative à sa plainte contre les
policiers ne s’est pas déroulée dans un délai raisonnable, comme l’eût voulu
l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est
libellée comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai
raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses
droits et obligations de caractère civil. (...) »
A. Période à considérer
108. Le requérant considère que le point de départ de la période à prendre en
considération est le 29 novembre 1991, date à laquelle il fut présenté au juge
d’instruction à l’issue de sa garde à vue, ou, à tout le moins, le 11 décembre
1991, date du soit-transmis du juge d’instruction de Bobigny au parquet pour
transmission du rapport d’expertise médicale. En effet, le requérant estime que
si le juge d’instruction a pris l’initiative de désigner un expert, il pouvait
légitimement penser que cette affaire serait suivie par les autorités
judiciaires. Une telle obligation d’enquête ressortirait d’ailleurs expressément
de l’article 12 de la Convention des Nations unies contre la torture, aux termes
duquel les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête chaque
fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été
commis. En outre, le requérant estime que sa plainte du 1er décembre 1992 est
explicite et sans équivoque. Il estime en conséquence que la date
d’enregistrement de sa plainte avec constitution de partie civile ne saurait
être retenue.
109. Le Gouvernement indique quant à lui que la procédure a commencé le 15 mars
1993, date du dépôt effectif de la plainte avec constitution de partie civile
entre les mains du juge d’instruction.
110. La Commission considère que le début de la procédure remonte seulement au
15 mars 1993, date de l’enregistrement de la plainte du requérant.
111. La Cour estime que la période à prendre en considération pour apprécier la
durée de la procédure au regard de l’exigence du « délai raisonnable » posée par
l’article 6 § 1 a commencé avec la plainte déposée par le requérant, en termes
exprès, lors de son audition par l’officier de police judiciaire de l’inspection
générale de la police nationale, à savoir le 1er décembre 1992 (paragraphe 24
ci-dessus). La Cour relève que cette plainte simple est prévue en droit français
et qu’elle a été portée à la connaissance du procureur de la République de par
la transmission du procès-verbal d’audition de l’officier de police judiciaire
et ce, dès le 2 décembre 1992 (paragraphe 25 ci-dessus). Compte tenu de la
nature et de l’extrême gravité des faits allégués, la Cour n’estime pas devoir
retenir la date du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile du
requérant le 1er février 1993 (paragraphe 28 ci-dessus ; voir l’arrêt Tomasi
précité, pp. 20 et 43, respectivement §§ 46 et 124) ni, a fortiori, la date
d’enregistrement de cette plainte avec constitution de partie civile.
B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
112. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les
circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la
jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le
comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi
beaucoup d’autres, arrêts Vernillo précité, pp. 12-13, § 30, et Acquaviva c.
France du 21 novembre 1995, série A n° 333-A, pp. 15-16, § 53).
1. Thèses défendues devant la Cour
113. Quant à la durée elle-même, le requérant estime qu’elle ne pouvait
s’expliquer ni par la complexité de l’affaire ni par son comportement.
Concernant le comportement des autorités judiciaires, le requérant distingue
deux périodes. Du 29 novembre 1991 au 27 avril 1994, le comportement des
autorités judiciaires aurait été relativement diligent, s’il n’y avait eu un
délai trop long pour le faire interroger par un fonctionnaire de l’inspection
générale de la police, mais aussi pour demander le renvoi de l’affaire à une
autre juridiction. La seconde période s’étendrait du 27 avril 1994 jusqu’à
aujourd’hui. Le requérant estime que les autorités judiciaires n’ont alors fait
preuve d’aucune diligence dans le déroulement de la procédure, nonobstant la
gravité des faits reprochés.
114. Le Gouvernement reconnaît que l’affaire ne présentait pas, en soi, au plan
juridique, un caractère particulier de complexité, mais il estime en revanche
que la très grande gravité des faits et la qualité des personnes mises en cause
justifiaient un traitement particulier de la procédure, ce qui a contribué à
l’allonger. En l’occurrence, il a été jugé nécessaire d’ordonner le renvoi de la
procédure à une juridiction voisine, dans le souci « d’une bonne administration
de la justice » (arrêt Boddaert c. Belgique du 12 octobre 1992, série A n°
235-D). En ce qui concerne le comportement du requérant lui-même, le
Gouvernement estime, avec la Commission, qu’il n’a pas contribué à l’allongement
de la durée de la procédure.
Pour ce qui est du comportement des autorités judiciaires, le Gouvernement
estime que l’information a été menée sans désemparer jusqu’au 1er mars 1994,
date à laquelle la juge d’instruction de Bobigny a communiqué la procédure au
parquet. Durant la phase de désignation d’une autre juridiction, les autorités
auraient également agi avec diligence. A partir du 22 juin 1994, date de la
désignation d’une juge d’instruction près le tribunal de grande instance de
Versailles, le Gouvernement admet que le traitement de l’affaire a connu des
périodes de latence, sans que ces ralentissements puissent être uniquement
imputés à la juge d’instruction.
Le Gouvernement ne conteste pas le caractère excessif de la durée globale de la
procédure, alors que la gravité des faits allégués aurait, sans doute, justifié
une diligence particulière tout au long de l’instruction.
115. La Commission considère que l’affaire ne présentait pas de complexité
particulière, nonobstant l’extrême gravité des faits et la qualité des personnes
finalement mises en examen, à savoir des policiers accusés d’actes commis dans
le cadre de leurs fonctions. Quant au comportement du requérant, elle ne relève
aucun élément permettant de conclure qu’il a contribué à l’allongement de la
durée de la procédure. Concernant le comportement des autorités judiciaires, la
Commission considère également que le traitement du dossier fut différent selon
la période considérée : d’une part, l’instruction aurait été menée avec
diligence jusqu’au 22 juin 1994, date de la désignation d’une juge d’instruction
près le tribunal de grande instance de Versailles ; d’autre part, une seconde
période qui coïncide avec la conduite de l’information par la juge d’instruction
de Versailles et pendant laquelle les autorités n’auraient pas pris toutes les
mesures positives et fait preuve de la diligence requise compte tenu de la
gravité des allégations et de l’ancienneté des faits.
2. Appréciation de la Cour
a) Complexité de l’affaire et comportement du requérant
116. La Cour partage l’avis du requérant sur ce point. Dès lors, ni la
complexité de l’affaire ni le comportement du requérant ne sauraient justifier
la durée de la procédure.
b) Comportement des autorités judiciaires
117. La Cour constate que la procédure, toujours pendante puisqu’un pourvoi en
cassation est encore possible, a duré plus de six ans et sept mois. Comme elle
l’a déjà relevé concernant le précédent grief, la Cour rappelle que, lorsqu’un
individu formule une allégation défendable de violation des dispositions de
l’article 3, la notion de recours effectif implique, de la part de l’Etat, des
investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification
et à la punition des responsables (paragraphe 79 ci-dessus).
Indépendamment de la reconnaissance, par le Gouvernement, du caractère excessif
de la durée globale de la procédure au regard de la gravité des faits allégués
(paragraphe 114 ci-dessus), la Cour estime que ses conclusions relatives à la
recevabilité du grief tiré de l’article 3, en particulier le relevé d’un certain
nombre de délais imputables aux autorités judiciaires (paragraphe 78 ci-dessus),
entraînent un constat du bien-fondé de ce grief.
c) Conclusion
118. Eu égard à l’ensemble des éléments recueillis, la Cour estime qu’il y a eu
dépassement du « délai raisonnable » dont l’article 6 § 1 exige le respect.
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à la
durée de la procédure.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
119. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses
Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet
d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde
à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
120. Le requérant réclame une somme de 750 000 francs français (FRF) au titre de
son préjudice corporel : d’une manière générale, au regard des blessures
occasionnées par les violences subies durant la garde à vue ; plus
particulièrement, en raison des conséquences sur son acuité visuelle, l’état de
son œil n’étant toujours pas consolidé. Quant au préjudice moral, qu’il estime
découler du déroulement de sa garde à vue, de la durée de la procédure, ainsi
que de l’impossibilité d’obtenir un transfert vers les Pays-Bas pour y purger sa
peine, le requérant réclame 1 500 000 FRF.
121. Le gouvernement français estime, compte tenu, tant de l’absence de
distinction entre le préjudice subi au titre de la violation des articles 3 et 6
que de l’existence d’une procédure au plan interne, que la question de
l’application de l’article 41 n’est pas en l’état.
122. Le délégué de la Commission ne formule pas d’observations.
123. La Cour rappelle tout d’abord qu’elle a estimé que le requérant n’a pas
rapporté la preuve qu’un viol ait été commis sur sa personne, ni établi
l’existence d’un lien de causalité entre les violences subies et la perte
d’acuité visuelle invoquée (paragraphe 90 ci-dessus). Néanmoins, la Cour note,
compte tenu notamment de l’ITTP de cinq jours (paragraphe 31 ci-dessus) et, pour
partie, du pretium doloris, qu’il a subi un préjudice corporel en sus d’un
préjudice moral. En conséquence, eu égard à l’extrême gravité des violations de
la Convention dont a été victime M. Selmouni, la Cour estime que celui-ci a subi
un préjudice corporel et moral auquel les constats de violation figurant dans le
présent arrêt ne suffisent pas à remédier. Estimant, compte tenu de ses
précédentes conclusions, la question de l’article 41 en état et statuant en
équité, comme le veut ledit article, elle lui alloue 500 000 FRF.
B. Demande de transfert vers les Pays-Bas
124. Le requérant sollicite son transfert vers les Pays-Bas pour y purger le
restant de sa peine.
125. Le gouvernement néerlandais, compte tenu des circonstances de l’espèce,
soutient la demande du requérant, rappelant que les deux Etats concernés en
l’espèce sont parties à la Convention sur le transfèrement des personnes
condamnées du 21 mars 1993.
126. La Cour rappelle que l’article 41 ne lui donne pas compétence pour adresser
une telle injonction à un Etat contractant (voir, par exemple, mutatis mutandis,
arrêts Saïdi c. France du 20 septembre 1993, série A n° 261-C, p. 57, § 47,
Remli précité, p. 575, § 54).
C. Frais et dépens
127. Au titre des frais et dépens afférents à sa représentation, le requérant
réclame, sur la base de ses justificatifs, 203 814 FRF. Il ventile la somme de
la façon suivante : 90 450 FRF pour la procédure devant les juridictions du
ressort de Versailles et 113 364 FRF concernant la procédure devant les organes
de la Convention, après déduction des sommes allouées au titre de l’aide
judiciaire devant la Commission et la Cour.
128. Le Gouvernement considère que la question de l’article 41 n’est pas en
état.
129. Le délégué de la Commission ne formule pas d’observations.
130. La Cour juge raisonnable le montant réclamé par le requérant au seul titre
des frais et dépens exposés devant la Commission et la Cour, à savoir 113 364
FRF. Elle le lui accorde en totalité, moins les sommes versées par le Conseil de
l’Europe dans le cadre de l’assistance judiciaire et non prises en compte dans
la demande.
D. Intérêts moratoires
131. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal
applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt était de 3,47 % l’an.
E. Demande de déclaration d’insaisissabilité
132. Le requérant rappelle qu’il a été condamné à payer, solidairement avec les
autres personnes déclarées coupables dans la procédure diligentée contre eux,
une amende douanière d’un montant de 12 millions de francs. En conséquence, le
requérant invite la Cour à préciser dans son arrêt que les montants alloués au
titre de l’article 41 ne pourront donner lieu à aucune saisie.
133. La Cour estime que l’indemnité fixée par application des dispositions de
l’article 41 et due en vertu d’un arrêt de la Cour devrait être insaisissable.
Il semblerait quelque peu surprenant d’accorder au requérant une somme à titre
de réparation, en raison notamment de mauvais traitements ayant entraîné une
violation des dispositions de l’article 3 de la Convention, ainsi que pour
couvrir les frais et dépens occasionnés pour aboutir à ce constat, somme dont
l’Etat lui-même serait ensuite à la fois débiteur et bénéficiaire. Quand bien
même les sommes en jeu seraient-elles d’une nature différente, la Cour estime
que la réparation du préjudice moral serait certainement détournée de sa
vocation, et le système de l’article 41 perverti, si l’on pouvait se satisfaire
d’une telle situation. Cependant, la Cour n’a pas compétence pour accéder à une
telle demande (voir, notamment, arrêts Philis c. Grèce du 27 août 1991, série A
n° 209, p. 27, § 79, Allenet de Ribemont c. France du 7 août 1996, Recueil
1996-III, p. 910, §§ 18-19). En conséquence, elle ne peut que s’en remettre à la
sagesse des autorités françaises sur ce point.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des
voies de recours internes ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à la
durée de la procédure ;
4. Dit que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 500
000 (cinq cent mille) francs français pour dommages corporel et moral, ainsi que
113 364 (cent treize mille trois cent soixante quatre) francs français pour
frais et dépens, montants à majorer d’un intérêt simple de 3,47 % l’an à compter
de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des
Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 juillet 1999.
Luzius WILDHABER
Président
Maud DE BOER-BUQUICCHIO
Greffière adjoint