Terrorisme fourre-tout

La définition du «mal» ne doit pas être si large qu'elle amène à tout confondre et qu'elle devienne liberticide.

 

L'obsession sécuritaire de la Commission est si forte qu'elle ne craint pas le ridicule. a logique de guerre qui a envahi le monde depuis les attentats de New York n'a pas épargné la Commission des communautés européennes. Dans une proposition de décision-cadre présentée le 19 septembre relative à la lutte contre le terrorisme, elle entend imposer aux Etats membres une harmonisation des législations répressives au nom d'une lutte contre la barbarie. La définition du terrorisme y est tellement large, l'encouragement à une répression tous azimuts tellement fort, que cette décision-cadre est une véritable machine de guerre contre nos libertés. L'exposé des motifs a un double avantage : la Commission y fait l'aveu de son opportunisme et elle explique la fonction réelle de cette volonté d'uniformisation. Opportuniste, la Commission l'est puisqu'elle reconnaît que les attentats du 11 septembre lui permettent de parachever un mouvement amorcé en Europe il y a bientôt vingt-cinq ans. En 1977, une Convention européenne pour la répression du terrorisme avait créé un grave précédent, violemment critiqué à l'époque, en postulant par avance que certaines infractions étaient dépourvues de caractère politique. Cela permettait l'extradition automatique de personnes accusées de ce type d'infraction puisque la Convention européenne d'extradition de 1957 - produit d'un droit pénal libéral - interdisait l'extradition lorsqu'une infraction était politique.

Ainsi, vingt années avaient suffi pour que les instances européennes passent d'une conception libérale à une conception autoritaire en matière pénale. Aujourd'hui, on atteint des techniques répressives que les systèmes totalitaires n'auraient pas désavouées...

L'exposé des motifs révèle encore la véritable fonction de cette harmonisation. Car tous les Etats européens étant dotés de législation antiterroriste (caractérisée notamment par des gardes à vue très longues, des juridictions spéciales excluant les citoyens et le système du repentir qui relativise la preuve au profit de l'aveu), à quoi peut bien servir une telle harmonisation ? La réponse est donnée par la définition du terrorisme que la Commission veut imposer. Elle marque, de manière très significative, son intérêt pour le Terrorism Act britannique de l'an 2000 qui définit le terrorisme comme une action «visant à influencer le gouvernement ou à intimider tout ou partie du public... qui a pour objectif de promouvoir une cause politique, religieuse ou idéologique». C'est la définition la plus large possible du terrorisme qui inspire la Commission car l'objectif est de criminaliser tout le mouvement politique et social au cas où il userait de moyens de contestation, même légèrement violents. Nous sommes ici au cœur du débat. On comprend tous que la démocratie tourne à vide, les élections qui la rythment ne permettant pas aux citoyens de peser réellement sur les choix qui sont faits, dans les instances européennes notamment, par des centres obscurs et dépourvus de légitimité. Aussi, lorsque les citoyens prennent conscience de leur impuissance face à ces centres, leur réaction peut devenir violente. Ce sont ces violences-là que la Commission veut réduire à du terrorisme.

Sans être exhaustif, il est permis de dire que la définition des infractions terroristes englobe ainsi toutes les formes récentes de la contestation. Par exemple est punie de dix ans «la perturbation ou l'interruption de l'approvisionnement en eau, en électricité ou toute autre ressource fondamentale». Les grèves dans ces secteurs pourraient donc s'analyser en une infraction terroriste puisqu'elles portent atteinte aux structures économiques d'un pays. De la même manière est punie de dix ans «la mise en danger de personnes, de biens, d'animaux, ou de l'environnement», ce qui pourrait aisément s'appliquer aux paysans qui luttent contre l'expérimentation d'organismes génétiquement modifiés. Gageons que cette définition plaira aux grands groupes céréaliers qui dénoncent les protestations dont ils sont l'objet comme relevant du «terrorisme».

Et arrêtons-nous encore à la peine de cinq ans qui est prévue pour «la capture illicite d'installations étatiques ou gouvernementales, de moyens de transports publics, d'infrastructures, de lieux publics ou de biens, ou les dommages qui leur sont causés». Les occupations étant une des formes les plus classiques de la contestation, tout le mouvement social est concerné.

L'obsession sécuritaire de la Commission est si forte qu'elle ne craint pas le ridicule. Ainsi est passible d'une peine de cinq ans «la commission d'attentats en perturbant un système d'information» de sorte que le virus I love you qui a infecté tant d'ordinateurs relèverait d'un attentat terroriste...

Enfin, pour faire bonne mesure, ne nous cachons pas que partis politiques et syndicats sont expressément visés par la notion de «groupe terroriste» qui s'applique à une association structurée de plus de deux personnes agissant de façon concertée en vue de commettre les infractions répertoriées. Tel syndicat qui appelle à une occupation de locaux ou qui soutient une action contre les OGM serait donc passible des sanctions contre les personnes morales.

La décision-cadre de la Commission doit être combinée, selon l'exposé des motifs, «à la proposition visant à remplacer la procédure d'extradition au sein de l'Union européenne par un mandat d'arrêt européen». Ainsi se révèle toute la philosophie de ce qui est à l'œuvre : «Les droits prévus par la loi qui sont lésés par ce type d'infraction ne sont pas les mêmes que les droits prévus par la loi qui sont lésés par les infractions de droit commun.» On assiste donc à l'approfondissement d'une discrimination entre les droits communs - que les Britanniques appellent les criminels décents et ordinaires depuis les événements d'Irlande et leurs cortèges de prisonniers politiques - et les autres relevant d'un droit d'exception.

La définition du terrorisme est si large qu'elle porte en elle la généralisation de l'arbitraire à tous les citoyens qui ne se satisfont pas d'un ordre injuste.

On ne peut que s'alarmer d'une telle attaque contre nos libertés. L'histoire nous rappelle que dans les périodes difficiles, les guerres coloniales en France ou la lutte irlandaise au Royaume-Uni, les systèmes démocratiques cèdent à la tentation du totalitarisme.

C'est manifestement ce cancer-là qui ronge la Commission des communautés européennes.

 

Par ANTOINE COMTE (avocat)

Libération - mercredi 17 octobre 2001